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« Faire dialoguer l'expérience et l'expertise dans Chronique(s) de Marie Astier : retour sur une création théâtrale fondée sur diverses formes d'archives personnelles. »

- Marie Astier et Ulysse Caillon

 

Introduction

 

En décembre 2021, Emma Pasquer, de la Compagnie Les Éduls, invite Marie Astier, de la Compagnie en Carton, à participer à un évènement « une soirée, deux spectacles » dans les locaux de l’association lilasienne « Un lieu pour respirer ». Elle lui propose de présenter un extrait de Hors de moi, seule-en-scène sur l’expérience de la maladie chronique adapté de l’ouvrage de Claire Marin, avant qu’elle-même ne joue son spectacle Atypique(s), témoignage et confession sur l’expérience de l’autisme au sein d’une fratrie et sur la pression sociale de la normativité. Compte tenu de la salle (peu de profondeur de scène, sol en béton, aucun projecteur lumière à disposition…), Marie suggère une lecture de Chronique(s), texte autobiographique en cours d’écriture, dans lequel elle raconte son expérience intime de la maladie, en se replongeant dans ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. L’accueil particulièrement favorable de la part de la trentaine de personnes présentes suscite chez Marie le désir d’une création théâtrale à part entière, nourrie par une enquête dans ses archives personnelles. Elle commence alors à collecter comptes-rendus médicaux, journaux intimes, lettres, fax et mails échangés entre ses parents ou avec les médecins. À partir de cette première « cueillette » caractéristique des travaux fondés sur les archives personnelles et notamment familiales (Lannegrand 40), elle tente de faire advenir une forme théâtrale, lors d’une « Co-coop » (résidence de recherche) à la Maison des Métallos en juin 2022. À ce stade de la création, elle fait appel à Ulysse Caillon, avec qui elle a déjà travaillé au sein d’un autre collectif de théâtre, L’Inverso. Le spectacle Chronique(s) prend alors une certaine distance avec le solo autobiographique au profit d’une forme qui repose sur le dialogue.

Au plateau, alors que Marie garde ses prénom et nom de famille, qu’elle mentionne régulièrement pour mieux interroger la notion d’identité, Ulysse devient Régis, figure hybride entre dramaturge, régisseur et partenaire de jeu. Il est assis à une table régie qui est également une table des archives (la « table de Régis », annexe 3). Sur cette table sont installés un ordinateur, duquel il envoie tous les sons du spectacle, et les objets et documents collectés par Marie, qu’il manipule à vue, notamment lorsqu’il incarne différentes figures de la vie de Marie (médecins, camarades de primaire, collège ou lycée, membres de la famille, etc.).

Le titre de la pièce joue du double sens du terme, dont une définition établie pour le spectacle est donnée dès les premières minutes : « Chronique. Adjectif : se dit d’une maladie qui s’installe lentement puis définitivement. Nom féminin : récit qui suit l’ordre du temps ». Le spectacle suit en conséquence une progression globalement chronologique qui tisse les fils de la maladie et du théâtre. Il débute par le diagnostic de cystinose annoncé aux parents de Marie lorsqu’elle était bébé et s’achève sur son doctorat en Arts du spectacle consacré aux liens entre théâtre et handicap, en passant par la greffe de rein dont elle a bénéficié quand elle était adolescente et son entrée au conservatoire d’art dramatique quelques mois plus tard. Cette trajectoire linéaire est cependant régulièrement rompue par des incursions du regard de Marie et Régis au présent, qui commentent les faits rapportés, la méthode employée pour les (r)établir ou la théâtralité adoptée pour en rendre compte. Au fur et à mesure de la création[1] et de l’expansion du matériau autobiographique alimenté par archives et souvenirs, le spectacle prend la forme d’une création sérielle, divisée en quatre épisodes d’une quarantaine de minutes chacun[2].

 

Chronique(s) s’inscrit donc au croisement des formes du récit autobiographique, du théâtre documentaire et d’un théâtre ludique au présent de la représentation. « Théâtre du réel » à ces trois titres, le spectacle n’impose pas de quatrième mur, ni ne recourt à la notion traditionnelle de personnage. Doté·e·s tou·te·s deux d’un doctorat en arts du spectacle, nous nous situons à l’intersection de la recherche et de la création, sous une double identité d’artiste et de chercheur·euse, qui influence la forme donnée à Chronique(s) dans une perspective de décloisonnement des pratiques et des postures (Boudier et Déchery 27). Nous avons pensé Chronique(s) comme un outil pratique de recherche (Practice-as-Research), qui nous permettrait d’explorer le frottement entre récit de soi et performance, et les voies éthiques et esthétiques de l’autobiographie théâtrale. Ainsi, le spectacle lui-même apparaît comme le processus et le résultat de notre recherche, résultat au caractère évolutif, puisque nous continuons encore à modifier la forme dans une logique d’expérimentation constante.

 

Notre méthodologie consistera donc dans un premier temps de cet article à rendre compte du processus de création et des choix progressivement effectués (mais jamais définitifs), mais nous proposerons également (et modestement) des pistes d’analyse sur le statut des archives personnelles dans le spectacle, et sur leur réactivation et leur transmission. Si nous n’avons pas entamé la création de Chronique(s) comme un laboratoire spécifique sur la question de l’archive, nous avons rapidement senti que des questions à la fois épistémologiques et esthétiques se posaient. C’est intuitivement et spontanément que nous avions qualifié d’archives un certain nombre de documents, malgré leur diversité et leur absence de classification et de conservation comme telles. Comment mettre en scène et en jeu ces archives intimes sans en « dénaturer » totalement le caractère documentaire ? Comment les rendre accessibles à des spectateurs·rices qui n’ont pas vécu la même expérience de la maladie chronique ? L’archive, ce « matériau vivant » (Farge 23), peut-elle devenir partenaire de jeu, au-delà du seul accessoire ? L’archive autobiographique exposée sur scène renforce-t-elle une position d’expert·e de soi de l’artiste ?

 

Le terme d’expert·e nous a semblé un champ de questionnement intéressant : souvent interrogé et remis en cause par la recherche-création (Boudier et Déchery 23), il est régulièrement réinvesti par le théâtre documentaire depuis les années 2010. Le collectif Rimini Protokoll invite ainsi sur scène des non-professionnel·le·s du théâtre à témoigner en tant qu’« expert·e·s du quotidien » (Hamidi-Kim 57). Ce terme fait en outre écho à la notion de « patient expert·e », défini comme une personne expérimentée, qui a acquis et développé des connaissances expérientielles (savoir profane) et médicales sur sa maladie chronique. Afin d’aider d’autres malades chroniques, les « patient·e·s expert·e·s » suivent une formation à l’éducation thérapeutique du patient (ETP) semblables à celle des professionnels de santé (Friconneau et al.). L’expertise se définit alors en regard de l’expérience, notion qui renvoie de son côté plutôt au vécu sensible qu’au savoir érudit et technicien (Losco-Lena, 271), et omniprésente dans le lexique contemporain, en particulier théâtral (Maïsetti 86). Quel dialogue s’installe entre les deux notions, expertise et expérience, à partir de cette mise en jeu de l’archive ?

 

I.  L’archive médicale

 

Nous nous intéresserons tout d’abord à la question de la singularité de l’archive médicale et à son dialogue possible avec d’autres archives personnelles plus fortement teintées de subjectivité. Cette archive est celle qui s’impose avec le plus d’évidence pour la création de Chronique(s). Elle est aussi celle qui respecte le plus strictement la définition du terme « archive » comme document n’ayant aucune vocation au partage ou à la publication (Farge 13-16). Comment une archive liée à un contexte médical précis peut-elle offrir ou non un point d’identification pour les spectateurs·rices ? Ce type d’archive doit-il être « décrypté » ou doit-il rester dans sa forme experte ?

 

I. 1. « Histoire de la maladie » : mettre en scène la (re)découverte de l’archive

 

L’écriture de Chronique(s) incorpore aussi bien des comptes-rendus d’examens médicaux que des courriers officiels envoyés par le corps médical. Après un préambule sur la présentation de soi, l’épisode 1 démarre par l’irruption d’un premier document d’archive, le compte-rendu médical de l’Hôpital Saint-Joseph, à la suite de l’hospitalisation de Marie à l’âge d’un an et demi, le 29 octobre 1991.

Pour respecter l’aridité de ce document, nous avons choisi de donner à entendre à la fois sa longueur et son langage protocolaire, avec des extraits de ses différentes parties. Tapé à la machine à écrire, ce document suit une mise en page spécifique et semble visuellement surgi du passé [annexe 1]. Il est lu depuis la table d’archives, par Régis qui porte alors une blouse, marqueur du corps médical, et qui allume une petite lampe LED blanche, à mi-chemin entre la lampe de banquier typique des bibliothèques et le néon d’hôpital. Il ouvre également une pochette, à la manière d’un registre, dont il extrait le document.

Après le bref en-tête du compte-rendu, qui comporte le nom, l’adresse de l’hôpital et le service concerné (pédiatrie), la première section du document s’intitule « Histoire de la maladie ». Cette expression technique, employée machinalement par l’archiviste hospitalier, prend un sens particulier au sein du spectacle et résonne avec son titre. « Histoire » synonyme ici de « compte-rendu », rappelle l’exigence d’ordre chronologique dans le récit, intimant aux chroniqueur·euses de respecter l’ordre d’arrivée des événements. Cependant, la connotation du terme du côté de la fiction (voire du mensonge), évoque tout de suite la mise en forme du réel, son arrangement. On soulève donc immédiatement, avec ce document initial, la question du geste de manipulation et de réécriture du réel dans la conception de l’archive. L’histoire, aussi neutre que l’on puisse la souhaiter, s’écrit toujours depuis un point de vue, de manière située. Chronique(s) propose d’examiner ces diverses « histoires de la maladie » et d’en offrir une nouvelle version.

La suite du texte est énoncée de façon clinique, tandis que Marie, au centre du plateau, figure l’enfant en empilant des boîtes de médicaments à la manière d’un jeu de construction. La superposition du texte et de l’image souligne la dissonance entre l’expérience vécue et le langage spécialisé employé dans l’archive médicale. Volontairement, certains termes médicaux ne sont pas explicités, comme celui d’« apyrexie », qui désigne l’absence de fièvre. Énoncé à la suite de symptômes préoccupants, ce mot peut s’avérer trompeur : nous avons voulu conserver cette opacité et cette possibilité du contresens. Délibérément longue, la lecture crée de l’ennui en écrasant de son poids verbal les spectateurs·rices, ce qui participe à reproduire ce décalage entre le vécu intime et l’expertise médicale. Elle renvoie aussi à notre propre expérience de lecture de ce document, exhaustive et loin d’une mise en récit dramatisée. Au moment où le diagnostic de cystinose est énoncé, nous avions choisi dans un premier temps de produire une image symbolique dans le jeu de Marie, qui faisait s’effondrer les boîtes de médicaments empilées à la manière d’une tour. Cependant, cette simultanéité très lisible nous a paru contradictoire avec l’absence de sensationnel dans le document d’archive. Le langage technique et précis de l’expertise nourrit factuellement l’autobiographie mais peine ici à entrer en interaction avec l’expérience intime. L’absence de dramatisation, piste principale explorée pour cette première apparition de l’archive au plateau, vise alors à traduire le fait qu’elle ne correspond à aucun souvenir incarné.

Cependant, si l’expérience sensible n’arrive pas à trouver de connexion réelle avec l’archive dans ce premier exemple, au point que nous avons choisi de mettre en scène une absence d’interaction entre les deux, ce n’est pas le cas de l’expertise construite par la maladie, qui fait irruption lorsque Marie interrompt la lecture pour corriger l’archive, une orthographe de médicament étant erronée dans le traitement dont la liste est donnée (« Phosphoneuros » orthographié « Phosphoneurol »). Dans cette interruption se lit l’habitude acquise des noms de médicaments. L’irruption de la subjectivité autobiographique, qui brise le flux de restitution de l’archive, se fait sous la forme d’une correction experte, plutôt que d’un apport émotif de la mémoire affective.

 

I. 2. « Votre petite Marie » : la relation aux soignant·e·s à travers l’archive

 

Cette première traversée de l’archive médicale joue du contraste d’une archive sans affects avec un moment de bouleversement dans la linéarité autobiographique. À la suite de la lecture, par Régis, de cette archive, Marie reprend ouvertement les propos de Claire Marin selon qui « la maladie a fait de [s]on existence une catastrophe. Au sens littéral : tout est renversé » (Marin 16), puis fait le poirier. Comme l’ont exprimé certain·e·s spectateurs·rices, cette lecture froide transpose aussi la violence de l’irruption de la maladie[3].  L’enjeu est donc à la fois de rendre compte de l’archive comme document brut, qui affirme l’inscription du théâtre dans une démarche documentaire, mais aussi dans sa brutalité, qui produit un « excès de sens » (Farge 42), lorsqu’elle en vient à refléter le sensible de l’expérience. Le dehors des faits se noue au dedans de l’introspection autobiographique grâce à cette « secousse affective » (id.) qu’engendre l’archive.

Cette double fonction de l’archive, document brut et instrument émotionnel du récit, se retrouve dans les archives médicales qui apparaissent ensuite, et qui sont exploitées sur un registre moins clinique et plus incarné. Lors de l’épisode 2 de Chronique(s), ce sont les lettres entre les médecins et la famille, collectées par Marie, qui forment une trame permettant de reconstituer l’arrêt progressif de la prise de médicaments à l’adolescence et sa découverte par le corps médical.

La collecte de ces lettres a été l’occasion pour Marie d’avoir accès à un stock d’archives qui est venu compléter son point de vue subjectif sur cette époque. Dès 1991, la mère de Marie a entrepris de constituer son dossier médical, composé de comptes-rendus d’hospitalisation, d’examen médicaux, d’échanges avec les médecins, mais aussi de notes manuscrites prises pendant les journées d’information organisées par des associations de patient·e·s ou des extraits de revues plus ou moins scientifiques évoquant les avancées de la recherche sur la cystinose. Ce dossier médical a été scrupuleusement alimenté au fil des ans jusqu’aux années 2000 où les archives papiers ont progressivement cédé la place aux archives numériques.

Lorsque Marie a parlé à sa mère de son projet de spectacle, celle-ci a remonté de la cave un carton d’archives médicales soigneusement classées qu’elle a donné à sa fille puisque cela la concernait. Ces archives ont permis de pallier la mémoire de Marie, trop jeune pour se souvenir de tous les éléments et événements médicaux qui avaient marqué les premières années de sa vie. La mère de Marie lui a également transféré sur une clef USB ses archives numérisées, majoritairement composées de copies d’écran d’articles sur l’évolution de la maladie et de quelques échanges de mails avec les médecins (puisque l’arrivée du numérique correspond plus ou moins à la majorité de Marie qui voyait donc ses médecins seule et qui communiquait de plus en plus directement avec eux). Pour répondre à certaines questions de Marie lors de son enquête, sa mère a également eu recours à son compte d’un réseau social, sur lequel elle avait eu l’habitude de prendre des notes – ce qui en vient à questionner la nature même de l’archive et les limites de sa définition, puisque l’ère du numérique nous pousse en un sens à nous « auto-archiver » en permanence, à l’aide d’archives « sauvages » (Kihm 95). Marie n’a pourtant jamais entrepris de classer toutes ses données médicales dans un dossier dématérialisé. Elle aurait pu demander à avoir accès à son dossier médical dans le cadre de ce projet de spectacle, mais elle ne l’a pas fait, préférant s’appuyer sur ses souvenirs et donc mettre en avant sa vision personnelle des événements à partir de l’adolescence.

Après leur (re)découverte par Marie, nous avons travaillé à la sélection et au ciselage de ce matériau d’archives pour l’alléger et en faire ressortir les lignes dramatiques. Très vite, il nous a paru nécessaire de conserver les dates en tête de ces lettres, pour rendre compte de l’évolution chronologique et faire entendre le passage du temps. Il nous a paru important de signaler le retour du même vocabulaire, en ne supprimant pas tous les doublons, et de ne pas modifier toutes les lourdeurs de structure dans les formulations et les incorrections, qui témoignent moins d’une absence de maîtrise d’un code linguistique que de l’adoption abusive d’un langage volontairement très technique (« les résultats effectués à Marie »). Enfin, ce sont les variations que nous avons choisi de souligner d’une lettre à l’autre, comme une trace de l’inquiétude puis de l’accusation progressive mise en mots.

Au fil de la lecture des lettres – effectuée par Régis, mais cette fois-ci en ébauchant l’incarnation de chaque médecin – le public accède également aux paroles de deux protagonistes, se souciant des résultats de Marie et alertant ses parents. La lecture d’archive est mise en acte, non pas en la transformant en véritable scène dramatique, mais en donnant à entendre ce langage normé de l’échange entre médecin et parent(s) de patiente, avec ses passages obligés (en particulier la même formule typique de politesse mentionnant à chaque fois l’expression de « sentiments (très) dévoués » chez les deux professeurs) et ses variantes (notamment dans l’emploi de termes hypocoristiques pour désigner Marie, comme « votre petite Marie » pour le premier professeur qui a suivi Marie de ses 18 mois à ses 13 ans et non par le second qui a pris sa suite). Les précautions oratoires (interrogations ouvertes, rappels, euphémismes) construisent un creux de l’archive, un implicite, auquel le récit autobiographique vient répondre, en confirmant le « problème des prises médicamenteuses », dans un aller-retour entre langage protocolaire et confession :

 

[récit autobiographique]

Moins je prends mes médicaments, plus mes analyses sont mauvaises.

Et plus mes analyses sont mauvaises, plus on me prescrit de médicaments.

Et plus on me prescrit de médicaments, moins je prends mes médicaments.

 

[exemples de lettres d’archive lues sur scène]

Le 16 octobre 2001,

Monsieur, Madame,

Cette lettre pour vous donner communication des résultats des examens pratiqués chez votre petite Marie le 27 septembre dernier. Le taux de cystine leucocytaire était franchement au-dessus des normes avec une valeur de 5,5 qu’il faut maintenant interpréter. Pouvez-vous me préciser si la dose de Cystéamine 400mg a bien été absorbée 6 heures avant la prise de sang, comme cela est nécessaire pour une bonne interprétation ? N’y-a-t-il pas eu vomissement ou embarras gastrique ? [...]

Veuillez croire, Monsieur, Madame, en l’assurance de mes sentiments très dévoués.

Professeur M*** B***[4]

 

Le 24 septembre 2003

Madame, Monsieur,

Les résultats des examens effectués à Marie lors de la consultation du 15 septembre me font penser que le traitement n’est pas pris correctement. [...] Il faut revoir le problème des prises médicamenteuses de façon à savoir si lorsque le traitement est bien pris le bilan biologique s’améliore.

Vous trouverez ci-joint une ordonnance de façon à ce qu’un nouveau bilan biologique soit réalisé dans un mois en insistant auprès de Marie par rapport à son traitement.

Je vous prie de croire, Madame, Monsieur, à l’assurance de mes sentiments dévoués.

Professeur P*** N***

 

Ces deux lettres d’archive témoignent de l’évolution de relation triangulaire entre Marie, ses parents et les professeurs qui la suivent. Alors que le professeur B*** songe d’abord à des erreurs ou des maladresses dans l’administration de son traitement par les parents de Marie, le professeur N*** soupçonne la non-observance de la part de la jeune adolescente. Le travail de collecte a servi dans ce cas davantage à analyser les modalités de communication du corps médical, à observer quel type de langage est produit, plutôt qu’à trouver des éléments inédits de l’histoire personnelle. Rien n’est révélé ici, on ne découvre aucun secret auquel Marie n’aurait eu accès. De même, nous avons porté notre attention sur le langage employé par Marie elle-même avec les médecins, en intégrant, à la fin de ce passage de l’épisode, sa réponse au professeur N***, lettre d’excuses faite par l’adolescente elle-même plutôt que par ses parents.

 

Le 8 octobre 2003,

 

Cher Monsieur,

J’ai lu votre lettre bien qu’elle ne m’était pas destinée. En fait, en lisant « ASTIER », qui est mon nom de famille mais plus celui de ma mère, j’ai pensé qu’une amie m’écrivait et j’ai ouvert l’enveloppe. Je vous laisse imaginer ma surprise en découvrant que la lettre était de vous…

J’« avoue » que j’ai du mal à très bien prendre tous mes médicaments : il y en a tellement ! Je pensais que le Cystagon était le plus important alors je me suis concentrée particulièrement dessus et j’avais tendance, parfois, à négliger les autres.

Vous savez, c’est très difficile, surtout le matin, de se forcer à avaler des gélules et un « liquide chimique », le Phospeuneuros, sachant qu’ils risquent de vous donner mal au ventre.

Quoi qu’il en soit j’ai bien compris le message et l’importance d’une bonne prise du traitement et je vous promets de faire de mon mieux pour très bien TOUS les prendre.

Avec toute ma reconnaissance

Marie

 

Une lecture neutre de cette archive aurait pu laisser penser que Marie adolescente regrettait sincèrement de ne pas avoir correctement suivi son traitement. La façon dont Marie comédienne du spectacle la prend en charge au plateau la donne à entendre autrement. Les premier et troisième paragraphes sont lus d’un ton neutre puis relativement énervé, rappelant aux spectateurs·rices l’épisode 1 (qui mentionne le divorce des parents de Marie peu de temps après la découverte de sa maladie) et l’épisode 2 (au début duquel Marie boit plus d’une dizaine de verres d’eau, figurant la quantité de médicaments qu’elle doit prendre au quotidien). Les deuxième et quatrième paragraphes sont lus d’un ton qui surjoue le mea culpa adolescent (« j’“avoue” »), et ce afin d’inciter les spectateurs·rices à remettre en cause la sincérité de l’aveu puis de la promesse. Et, en effet, sitôt la lecture terminée, Marie froisse la lettre et la jette au sol, tandis que Régis envoie un son de chasse d’eau, associé plus tôt au geste de se débarrasser discrètement des médicaments en les faisant disparaître dans les toilettes plutôt que de les ingérer. Cette action laisse supposer que la rébellion adolescente n’est pas éteinte et que ces excuses sont insincères et purement formelles, voire forcées par les parents de Marie. Cette attention au langage de l’archive nous permet aussi de la hisser à un niveau poétique, au sens où nous souhaitons autant travailler sa langue que son contenu, car c’est elle qui nous permet d’« exposer le Parler de l’autre » (Farge 40).

 

I. 3. « L’origine de tes bobos » : frontières de l’archive médicale

 

Ce matériau de la correspondance entre parents et médecins sème un premier trouble dans la typologie que l’on pourrait avoir envie de dresser des archives employées dans le spectacle. Doivent-elles être interprétées comme des archives médicales, même si elles sont rédigées dans un langage transparent et n’ont pas vocation à être enregistrées dans un registre d’actes effectués ? Elles ne sont pas une archive professionnelle au sens strict, comme le compte-rendu d’hospitalisation, comparable à un procès-verbal. Sont-elles plutôt des archives familiales ? Elles ont en effet été obtenues dans le cadre d’une demande faite par Marie à sa famille pour retrouver les traces de cette époque, mais on a vu que sa mère lui en a cédé immédiatement la propriété. Une typologie aux distinctions strictes s’avère donc bien vite vaine. Le classement entre archives médicales, familiales ou personnelles (les documents identifiés spécifiquement comme ceux de Marie) diffère selon les critères choisis : source ou destination de l’archive, lieu de sa conservation ou lieu de production – ou bien de réception – , accès à l’original ou à sa copie, dates, contenus et thèmes du document, etc. Au début de l’épisode 3, nous faisons par exemple appel à des documents scolaires lus par Régis : un compte-rendu général de conseil de classe et le récapitulatif des absences de Marie lors des deux premiers trimestres de seconde. Le premier permet un effet de réel documentaire ainsi qu’un processus d’identification dans ses codes et ses remarques reconnaissables. Mais la répétition des motifs de « rendez-vous médical », « maladie » ou « hospitalisation » transforme-t-elle le second document scolaire en document médical, en ce qu’il témoigne davantage du rythme de la maladie que du rythme scolaire ? C’est ainsi le propre des archives « sauvages » récoltées pour des projets artistiques que de provoquer « la déstabilisation de tout classement », souligne Christophe Kihm (Kihm 95).

Un deuxième exemple vient brouiller les frontières du médical, du familial et du personnel : lors de la première hospitalisation de Marie en 1991, plusieurs cartes postales lui sont adressées, qui sont en réalité à l’attention de ses parents. Ces cartes retrouvées par Marie, à l’occasion d’un déménagement, entre l’automne 2022 et le printemps 2023, constituent un nouveau matériau que nous avons décidé d’intégrer à la masse d’archives déjà présente, lors de l’étape la plus récente de retravail du spectacle, en avril 2023. Parmi elles, une carte postale d’un collègue et ami de la mère de Marie, signée « PC » :

 

Petite Marie,

 

Même si tu as eu une année 91 difficile, elle a quand même permis de connaître l’origine de tes bobos. Tu verras, 92 sera le début des solutions, mais comme tout ne se résout pas d’un coup de baguette magique, il faut que tu t’armes de patience et de courage.

N’oublie pas de montrer à Maman que tu l’aimes, elle en a besoin, autant que toi.

Gros câlins,

PC

 

Ce texte n’a, bien sûr, pas le statut d’un document médical professionnel. Mais reçu dans le cadre de l’hospitalisation, il est teinté de cette couleur hospitalière. Nous avons d’ailleurs fait le choix que cette carte soit lue en interrompant le compte-rendu médical d’hospitalisation (voir I. 1), dans la continuité de cette mise au premier plan de l’archive, à une époque où la mémoire de Marie ne peut elle-même pratiquer d’archivage cognitif. La confrontation entre langage clinique du compte-rendu et ce langage maladroit et enfantin de l’adulte (« bobos », « baguette magique », « câlins ») souligne la difficulté des mots à rendre compte et à commenter l’expérience, que ce soit dans le langage expert ou dans le langage affectif. La double énonciation utilisée par la carte brouille aussi la frontière entre archive familiale et archive personnelle : qui doit conserver cette carte, les parents à qui elle n’est pourtant pas adressée, ou Marie qui n’en prendra connaissance que des années plus tard ? La maladresse de la formulation finale (« N’oublie pas de montrer à Maman que tu l’aimes, elle en a besoin, autant que toi. ») et qui s’explique par cette double énonciation (l’ami veut assurer à la mère son soutien et peut-être la déculpabiliser face à son désir de réconfort), n’en devient pas moins violente à la lecture en public, avec son caractère d’injonction voire de reproche implicite fait à l’enfant. En croisant ces deux archives, compte-rendu et carte postale, nous avons pour idée d’accroître le caractère déstabilisant de la collecte d’archives, jusqu’à faire naître un certain malaise d’archives.

 

II. Jouer de l’archive

 

Cet import de l’archive sur scène permet ainsi d’en questionner la définition, le statut de son usage et ses frontières. En retour l’archive offre au théâtre une matière de jeu considérable et un défi esthétique. Comment mettre en scène l’archive écrite, l’oraliser ou jouer de sa présence réelle comme source d’authenticité ? Quelle distance, incarnation ou reconstitution dans le cadre d’un projet théâtral ?

 

II. 1. Mise à distance de l’archive

 

L’épisode 1 de Chronique(s) aborde l’entrée de Marie en classe de sixième. Le public assiste d’abord à une saynète au cours de laquelle Marie incarne la jeune adolescente qu’elle était, dont l’enthousiasme pour le collège public Victor Hugo est refroidi par la remarque cinglante de sa mère : « Blanche de Castille dispose d’une infirmerie ouverte toute la journée, ce qui n’est pas le cas de Victor Hugo ». Marie adolescente dit qu’elle n’est pas dupe de cette supercherie visant à inscrire la première de classe qu’elle est alors dans un collège privé catholique de meilleure réputation, mais qu’elle ne dit rien. S’ensuit la lecture ironique d’une archive que Marie adulte a découverte lors de la préparation du spectacle et qu’elle nomme ironiquement « la lettre de motivation pour Blanche de Castille » :

 

La Celle Saint Cloud, le 22 novembre 1999

 

A l’attention de Madame la directrice d’Établissement.

 

Madame,

Conformément aux conseils que nous a donnés votre assistante, vous trouverez ci-joints tous les éléments nécessaires pour examiner la candidature de notre fille Marie ASTIER (pour la rentrée 2000-2001 en classe de 6e à Blanche de Castille).

Marie a 9 ans et demi (née le 12 mars 1990). Elle est en classe de CM2 à l’école Jules Ferry, avec un an d’avance. Elle a toujours été studieuse, et volontaire, tout en pratiquant régulièrement quelques activités extrascolaires :  natation, gymnastique et musique (piano). C’est une petite fille gaie, généreuse et ouverte aux autres.

Nous recherchons pour son entrée en 6e un collège qui :

  • lui transmette des valeurs éthiques, morales et religieuses conformes à ce que nous essayons de partager avec elle au quotidien. Elle va au catéchisme tous les mercredis et a effectué sa première communion en juin dernier. Elle est également Jeannette au sein des Scouts Unitaires de France.

  • lui assure un enseignement de qualité, un environnement pédagogique discipliné et un emploi du temps régulier, qui nous permette, à nous parents actifs, de non seulement mieux anticiper les aspects pratiques d’organisation, mais également de l’accompagner plus facilement dans ses études.

Par ailleurs, sachez que Marie est très enthousiaste à l’idée de rejoindre votre établissement et s’est renseignée elle-même sur son mode de fonctionnement notamment par l’intermédiaire de Julia J***, sa meilleure amie de classe, dont le frère aîné Alexandre étudie à Blanche de Castille et s’y épanouit pleinement.

[...]

 

La lecture de cette lettre par Marie est régulièrement interrompue par des jeux de regard avec le public ou avec Régis. Peu de commentaires sont faits directement à ce propos, même si certains tests d’improvisation ont été faits en répétition : par exemple au moment de rappeler la date de naissance de Marie, qui a déjà été maintes fois citée dans le spectacle, et qui devient l’occasion d’une vérification auprès de Régis et du public comme lors d’une interrogation scolaire ; ou bien au moment de citer les activités extrascolaires de Marie, où l’absence du théâtre est remarquée. C’est surtout par le mime, lorsque l’engagement aux Scouts est évoqué, ou par le ton adopté que l’archive est mise à distance. Les adjectifs « gaie, généreuse et ouverte aux autres » sont lus sur un ton sarcastique, ou bien Marie feint la surprise en découvrant la proximité inventée de sa mère avec une camarade de classe devenue « meilleure amie ». Ce positionnement de lectrice, tantôt sarcastique tantôt outrée, peut aussi bien correspondre à la posture de l’adolescente qui découvrirait la lettre à l’époque où elle a été rédigée, qu’à celle de Marie adulte, découvrant ce document pour la première fois, des années plus tard. Le jeu avec l’archive permet ainsi de créer une temporalité hybride, qui rappelle le moi scindé en deux de l’autobiographe littéraire entre le « je » d’époque et le « je » du présent. Ici la division est aussi (ou plutôt) celle entre le « je » performeuse du côté de l’incarnation, et le « je » archiviste, du côté de la documentation. L’archive lue et exposée permet de sortir de la seule représentation mimétique de l’adolescente révoltée contre la décision maternelle et d’apporter un regard réflexif sur cet épisode. L’archive permet de jouer avec le souvenir, tout en étant elle-même mise en jeu, favorisant une mise à distance autant du point de vue de l’adolescente que de celui de la mère.

 

La mise à distance du document peut passer également par une forme de désacralisation voire de profanation fictive de celui-ci. Solliciter l’archive passe bien souvent par la question de la différence entre original et copie, qui interroge sa fétichisation : l’archive photocopiée, microfilmée ou plus récemment numérisée peut nous apparaître comme « lettre morte » (Farge 23). Nous nous sommes posé·e·s à quelques reprises la question de la projection d’une version numérisée de l’archive, comme on peut l’observer dans certaines formes de théâtre documentaire. Nous avons finalement fait le choix de ne pas utiliser la vidéoprojection, à la fois dans un désir de maintenir un dispositif léger pour le spectacle, et par volonté de conserver cette aura de l’original. Ainsi, parmi les documents originaux visibles sur la « table de Régis », certains sont parfois présentés au public de plus près (voir II.2). À l’issue de la représentation et du bord plateau qui l’accompagne systématiquement, il est proposé aux spectateur·rices de s’approcher de la table pour observer les archives.

Face à cette forme de sacralisation de l’original, nous avons décidé de photocopier certains documents par précaution et pour multiplier les possibilités de jeu avec eux. Nous avons eu quelques doutes quant à l’emploi de certaines archives sur le plateau du spectacle : faire sortir l’archive de son « fonds » familial ou du domicile personnel pour l’amener dans l’espace public et ouvert du théâtre, c’est aussi prendre le risque, même mesuré, de l’abîmer ou de la perdre. Cette trajectoire est donc déjà en elle-même une forme de désacralisation. Un moment du spectacle qui joue avec une copie d’archive va encore plus loin dans ce fantasme de profanation du document archive. Il s’agit de la lettre de réponse de Marie au professeur N***(voir I.2). Cette lettre, tapée à l’ordinateur, mais dont l’originale a été perdue lors de la création du spectacle, est présentée au public comme un document d’époque avant d’être froissée et jetée dans un coin de la scène. Bien sûr, il est facile d’imaginer qu’il ne s’agit pas là d’une version irremplaçable, mais la présentation du document comme archive puis son traitement sans ménagement produit une forme de mise à distance ludique de celle-ci et la réinscrit dans le fil du récit théâtral.

II. 2. Restituer la matérialité de l’archive

 

L’épisode 2 de Chronique(s) raconte notamment comment Marie est arrivée au stade de l’insuffisance rénale terminale, à devoir faire des séances d’hémodialyse en attendant de pouvoir bénéficier d’une greffe de rein. Après plusieurs scènes entrecoupées de lectures d’archives consacrées à la non-observance (voir I.2), Régis lance une sonnerie de téléphone. Marie colle alors son oreille à un gobelet en carton et rejoue l’échange téléphonique au cours duquel sa mère l’informe de la mise en place du nouveau protocole thérapeutique.

L’aveu de ses négligences volontaires dans la prise de ses médicaments puis la sidération à l’annonce de la nouvelle de la dialyse puis de la greffe laissent place à une colère grandissante, jusqu’à ce que Marie fasse une pause dans le jeu théâtral pour annoncer au public qu’elle a retrouvé le texte qu’elle avait rédigé à la suite de ce moment : « Je me souviens très bien de cette conversation téléphonique. Elle a duré des heures. Je prenais des notes, sur des papiers qui trainaient. Et quand on a raccroché j’ai écrit à toute vitesse. D’une seule traite. J’ai retrouvé ces feuilles. » Ces feuilles ont toujours été présentes sur la «table de Régis » mais lors de la résidence de recherche-création d’avril 2023, nous avons décidé de souligner davantage leur statut d’archive comme «traces matérielles » (Farge 18) du passé (notamment en insistant sur leur odeur particulière, puisque conservées pendant longtemps dans le journal intime de Marie, aux pages parfumées) puis de proposer au public de les identifier comme telles [Annexe 2]. Marie s’avance vers les premiers rangs et place les spectateurs·rices en position d’archiviste puisqu’elle les invite à analyser la rondeur de l’écriture comme une caractéristique de l’adolescence, les nombreuses abréviations comme des preuves de l’urgence à écrire, les fautes d’orthographe comme le signe d’une perturbation. Elle relève et explicite également certaines notes prises au verso des pages (« “la greffe de rein c’est comme l’appendicite” : j’en revenais pas que ma mère m’ait sorti ça pour me rassurer… »).  Marie explique ensuite qu’« avec Régis, [ils ont] hésité à tout […] lire. Puis [qu’ils se sont] dit que ça serait un peu long. Donc [ils ont] préféré faire une sélection. » Régis tend alors à Marie des feuilles tapées à l’ordinateur, accrochées à la pochette « dossier médical », puis va s’asseoir sur une chaise située en avant-scène. Marie installe les feuilles sur le dos de Régis qui devient une sorte de pupitre vivant, tandis que les « extraits choisis » se transforment en une partition d’abord prise en charge par Marie puis par Régis (en échangeant le rôle de pupitre).

L’archive devient le support d’une performance sonore, notamment lorsque Marie tente de lire tout un paragraphe sans reprendre son souffle pour donner à entendre l’absence de points, ou qu’elle crie certains mots écrits en majuscules. Cette façon de lire l’archive, dans un « geste artisan » (Farge 25) qui tente d’en reconstituer à l’oral les morceaux, la ponctuation, et même l’orthographe, permet d’éviter de tomber dans le pathos tout en donnant à entendre l’urgence dans laquelle elle a été écrite.

 

La photographie quant à elle, moins facilement « oralisable », pose également de manière aiguë la question de la matérialité de l’archive et de sa transmission. Dans l’épisode 3, Marie énumère les photographies qu’elle a « patafixé » sur les murs de sa chambre d’hôpital : « photo (assez laide) de mon cousin Massil qui vient de naitre ; photo de mon groupe de théâtre, prise depuis les coulisses du spectacle dans lequel j’aurais dû jouer ; photo de mon chien en pleine action dans le jardin ; photo de ma belle-mère, mon frère et ma sœur, charlotte sur la tête et masque sur la bouche, surchaussons aux pieds… ». Lors de notre dernière résidence de création, Marie a assuré à Ulysse qu’elle était sûre d’avoir gardé les tirages originaux, qu’il fallait juste qu’elle prenne le temps de les chercher au bon endroit. Nous nous sommes alors dit qu’il serait intéressant qu’après la description verbale de chaque photographie, l’originale soit simultanément présentée au public par Régis et mimée par Marie, afin d’être en même temps du côté de la reconstitution de l’archive et de sa transposition théâtrale. Ce geste, proche de la logique du « reenactment », souligne comme le précédent la volonté d’installer une forme de métathéâtralité autour de l’archive, de manière à rompre avec le seul « paradigme mimétique de la représentation » (Barbéris 8).

 

Nous nous sommes également posé la question de la matérialité de l’archive dans sa dimension sonore. Nous prendrons ici l’exemple du sifflement que faisait la fistule artério-veineuse que Marie a dû mettre en place pour effectuer des séances d’hémodialyse[5], et qui est resté gravé dans sa mémoire. Au début, ce son était pris en charge « à la bouche » par Régis, ce qui introduisait une distance presque ludique, mais cette solution est apparue peu satisfaisante à Marie, qui aurait voulu faire entendre son vécu aux spectateur·rices, ce bruit qui l’a empêché de dormir pendant des mois et que sa sœur comparait au bruissement des vagues. Comment faire, sachant qu’à l’époque Marie n’a pas enregistré sa fistule qui est aujourd’hui rebouchée ? À l’issue de la présentation d’une étape de travail à la Maison des Métallos, Marie a demandé à une amie dialysée présente dans la salle si elle accepterait d’enregistrer le son de sa propre fistule. C’est cette archive reconstituée qui est désormais diffusée pendant le spectacle.

Dans le spectacle, nous utilisons par ailleurs, en plus des documents d’époque, des enregistrements sonores de témoignages de la sœur et de la mère de Marie, qui racontent certains souvenirs. Ces archives orales, sous formes d’entretiens, viennent compléter les manques des archives écrites. Notre démarche artistique en vient donc à générer de nouvelles archives, au point que le spectacle fait figure lui-même d’« hyperarchive » (Barbéris 5), compilation et compulsion de documents. Il interroge ainsi ce qui fait archive et agit comme « opérateur critique », en faisant coïncider « constitution » et « restitution » de l’archive dans le geste artistique (Kihm 94).

 

II. 3. La table de Régis : une mise en scène des archives qui mêle le personnel au collectif

 

Au plateau, la masse des archives est rendue visible à l’aide de la table sur laquelle elles s’amoncèlent, de manière plus ou moins ordonnée, la « table de Régis ». Elle sert de relais stratégique pour stocker les archives, à la manière d’une coulisse d’accessoires à vue, d’autant plus que Régis l’utilise également comme lieu de régie pour diffuser l’environnement sonore du spectacle [Annexe 3]. Mais elle est aussi là pour évoquer le bureau où l’archiviste travaille, et matérialiser l’enjeu documentaire du spectacle. Cet espace polyvalent a donc rapidement été envisagé comme un élément de scénographie, avec un rôle autant pratique qu’esthétique. Aux documents écrits sont venus se mêler des objets, dont certains ont authentiquement appartenu à Marie, comme des jouets d’enfants, et d’autres ont été ajoutés comme accessoires nécessaires à la mise à scène (une passoire, dont Marie enfant se sert pour expliquer à ses camarades le fonctionnement des reins), ou pour leur capacité à figurer une époque (une Game boy, un iPod « nano », et une série de singles de la fin des années 1990 et du début des années 2000, fournis par Ulysse). La présence de ces objets, génériques et produits en série, tend alors à estomper le caractère personnel de l’archive (sans le faire disparaître complètement), pour laisser entrevoir une expérience plus collective, celle d’une génération qui a vécu avec les mêmes exemplaires de ceux-ci. Ces objets réels sont ceux d’une génération en même temps que ceux d’un·e individu·e particulier·e.

La « table de Régis » illustre de cette façon un désir dramaturgique de laisser à certains moments s’entremêler l’archive collective, publique, et l’archive personnelle, privée. On en trouve un exemple vers la fin de l’épisode 2, lorsque Marie évoque son souvenir du spectacle Mon cœur de Pauline Bureau et utilise le programme authentique du spectacle – archive commune –, mais aussi son propre billet du soir de la représentation – archive personnelle. De la même manière qu’un·e spectateur·rice peut avoir eu entre les mains un exemplaire identique de ce programme de salle, certains objets collectés et utilisés sur scène ont pu être possédés par d’autres. Ils sont en ce sens davantage propices à l’identification que certaines archives plus spécialisées, comme les archives médicales. Néanmoins, ils invitent finalement les spectateurs·rices à chercher d’autres points d’identification dans ces archives qui pouvaient leur sembler spécifiques au seul vécu personnel de Marie. Dans ces lettres ne reconnaissent-ils et elles pas le style de certain·e·s de leurs proches, la mauvaise foi de leurs parents, les plaintes de leurs enseignant·e·s face à l’absence de travail d’une classe, le style froid d’interlocuteurs·rices spécialisé·e·s, ou bien leur propre sociolecte adolescent ? Le spectacle joue régulièrement d’effets de reconnaissance, à partir de la nostalgie d’une époque, qui favorise cette identification. Dans le portrait personnel se glisse le portrait générationnel, en travaillant justement à dés-expertiser l’archive et à la transmettre au public.

La « table de Régis » joue donc un triple rôle : servir de lieu de passage des archives pour les mettre en jeu dans le spectacle (rôle pratique), figurer l’accroissement des documents dans le travail d’enquête et donner à voir le voyage temporel en « archives » (rôle dramaturgique), rendre l’archive collective en la partageant symboliquement avec le public (rôle politique). Ce triple aspect scénographique incarne les multiples facettes de l’objet archive entre ses fonctions informative, mémorielle et émotionnelle. L’archive est à la fois document, décor et support de la relation au public. Posée sur la table, exposée aux yeux, avant même d’être prise en main, lue, reconstituée, incarnée, l’archive « parle ».

 

Conclusion

 

L’engouement de nombreux·euses artistes de théâtre contemporain pour des esthétiques documentaires, tout comme la volonté affirmée de certain·e·s de « s’empar[er] de contenus savants » (Boudier et Déchery 14) se traduisent par une présence de plus en plus forte aujourd’hui des archives sur scène. L’enquête archivistique alimente la création et influence sa forme, souvent tout autant que la subjectivité de l’archiviste, qui collecte selon ses choix, ses émotions, ses humeurs, ses moments de concentration ou de déconcentration. Le travail de création que nous avons effectué avec Chronique(s) s’inscrit dans cette tendance contemporaine, en radicalisant la « revendication d’une approche subjective » (Kempf et Moguilevskaia 23), en raison du projet autobiographique du spectacle. En faisant dialoguer l’expérience vécue et l’expertise archivistique, Chronique(s) a cherché à donner une forme ludique mais aussi sensible à l’archive, tout en voulant rendre compte de sa forme originale, et produire un « effet archive », qui identifie l’artiste à la fois comme chercheur·euse et comme créateur·rice. La figure d’artiste qui en ressort apparaît autant au service de l’archive que mettant l’archive à son service pour (se) créer, dans un va-et-vient réflexif autour de la « création de soi » (Boutet).

Enfin, après cette exploration qui a remis en acte et en jeu l’archive, une nouvelle question se pose à nous : comment repasser de cette forme orale à une forme à nouveau écrite en vue d’une publication du texte du spectacle ? Faut-il intégrer l’archive en revenant à sa forme d’origine pour l’identifier comme telle, au risque de la faire apparaître comme un corps étranger au spectacle, ce qu’elle n’est désormais plus ? Cette question concernant la publication souligne bien le double geste que nous avons voulu mettre en œuvre dans la création de Chronique(s) : sortir son histoire de l’archive tout en s’auto-archivant.

 

[1] Juin 2022 : un mois de « Co-Coop » (résidence de recherche) à la Maison des Métallos (75011) ; 21 juin 2022 : présentation d’une étape de travail du premier épisode dans le cadre d’un atelier de sensibilisation au handicap invisible pour le personnel de l’Université Grenoble Alpes, organisé par les bibliothèques universitaires de l’UGA ; septembre 2022 – janvier 2023 : présentation des étapes de travail des trois premiers épisodes au Lycée Voltaire (75011) et actions d'accompagnement dans le cadre d'un projet pédagogique avec les professeur·e·s de français ; 4 mars 2022 : présentation du premier épisode au théâtre El Duende (Ivry sur Seine), dans le cadre des Rencontres à Part Entière ; avril 2023 : une semaine de résidence recherche et création à l’Université Grenoble Alpes.

[2] Épisode 1 : « Les reins c’est comme des passoires », épisode 2 : « Observer son traitement, c’est bien une expression de médecin, ça », épisode 3 : « La greffe de rein c’est comme l’appendicite », épisode 4 : « Je suis pas handicapée, moi ! ».

[3] Nous pensons particulièrement au bord plateau organisé après la présentation de l’épisode 1, le 21 juin 2022 dans le cadre d’une action de sensibilisation au handicap invisible :

https://www.accessibilites.abf.asso.fr/2022/09/19/theatre-et-handicap-organiser-un-atelier-de-sensibilisation-sur-les-handicaps-invisiblesen-bibliotheque-universitaire/.

[4] Dans le spectacle, les noms complets des professeurs sont énoncés, mais nous choisissons ici de les anonymiser, comme nous le ferons plus tard pour le nom d’un ami de la mère de Marie.

[5] « L’hémodialyse c’est un traitement de suppléance. En fait, comme les reins ne fonctionnent plus, une machine fait le travail à leur place. Concrètement, on plante deux aiguilles dans le bras du patient ou de la patiente. En fait, le sang sale sort par l’une, passe dans le dialyseur qui le nettoie et re-rentre, propre, par l’autre. Mais en fait comme on ne peut pas planter une aiguille sur une artère, et qu’une veine ça n’a pas assez de débit, on doit créer une connexion entre une artère et une veine. Une fistule artério-veineuse. » (explication d’après le texte du spectacle)

Bibliographie

 

  • Barbéris, Isabelle (dir.), L’Archive dans les arts vivants, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

  • Boudier, Marion et Dechery Chloé (dir.), Artistes-chercheur·e·s, chercheur·e·s-artistes. Performer les savoirs, Les Presses du Réel, 2022.

  • Boutet, Danielle, « La création de soi par soi dans la recherche-création : comment la réflexivité augmente la conscience et l’expérience de soi ». Approches inductives, vol. 5, n°1, mai 2018, pp. 289-310. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/approchesind/2018-v5-n1-approchesind03621/1045161ar/

  • Farge, Arlette, Le Goût de l’archive, Seuil, 1997.

  • Friconneau, Marguerite, Annie Archer, Jeanne Malaterre, Françoise Salama, Marie-Christine Ouillade, « Le patient-expert : Un nouvel acteur clé du système de santé ». Médecine / sciences, vol. 36, HS n° 2, décembre 2020, pp. 62-64. URL : https://www.medecinesciences.org/en/articles/medsci/pdf/2020/12/medsci200206s.pdf.

  • Hamidi-Kim, Bérénice, « Présenter des éclats du réel, dénoncer la réalité : de l’opposition entre deux théâtres documentaires aujourd’hui (Rwanda 94 et Rimini Protokoll) », dans Kempf Lucie et Tania Moguilevskaia (dir.), Le Théâtre néo-documentaire, résurgence ou réinvention ?, PUN – Editions universitaires de Lorraine, 2013, pp. 45-59.

  • Kempf Lucie et Tania Moguilevskaia (dir.), Le Théâtre néo-documentaire, résurgence ou réinvention ?, PUN – Editions universitaires de Lorraine, 2013.

  • Kihm Christophe, « Problèmes et potentialités de l’archive », dans Barbéris, Isabelle (dir.), L’Archive dans les arts vivants, Presses Universitaires de Rennes, 2015, pp. 89-96.

  • Lannegrand Sylvie, « L’archive familiale comme ancrage / encrage dans l’œuvre d’Yves Navarre », dans Huftier, Arnaud, et al. (dir.), Les Archives familiales des écrivains. Des matériaux, un motif, une question, Presses Universitaires de Valenciennes, 2017, pp. 33-44.

  • Losco-Lena Mireille, Faire théâtre sous le signe de la recherche, Presses Universitaires de Rennes, 2017.

  • Maïsetti, Arnaud, « Des expériences. Devant quelques gestes d’Ali Chahrour ». Théâtre / Public, n°245, octobre-décembre 2022, pp. 85-91.

  • Marin, Claire, Hors de moi, Alia, 2020 [2008].

Annexes iconographiques

 

Annexe 1 : la première archive mise en jeu, compte-rendu médical de l’hospitalisation de Marie en octobre 1991

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Annexe 1

 

Annexe 2 : l’archive personnelle, pages écrites par Marie suite à un échange téléphonique avec sa mère

Annexe2

 

Annexe 3 : la « table de Régis »

Annexe 3

À propos des rédacteur·ices :

 

Ulysse Caillon

Docteur en études théâtrales de l’Université Lyon 2, Ulysse Caillon a rédigé une thèse intitulée Affronter l’intime. De l’expression à l’inexpression de soi dans les théâtres de Pippo Delbono et Angélica Liddell, sous la direction d’Olivier Neveux. Il a été ATER en études théâtrales au sein du département Arts de l’Université de Lille de 2018 à 2022, où il est membre associé au Centre d’Étude des Arts Contemporains (CEAC), et a enseigné dans différents établissements d’enseignement supérieur. Ses intérêts de recherche portent sur le théâtre contemporain européen, notamment sur les théâtralités autobiographiques. Il est également membre du collectif de création L’Inverso, dans lequel il joue et écrit, et collabore à d’autres projets artistiques. Depuis septembre 2023, il enseigne la littérature et le théâtre en lycée à Ivry-sur-Seine.

Marie Astier

Docteure en Arts du spectacle de l’Université Toulouse-Jean Jaurès, Marie Astier a rédigé une thèse intitulée Présence et représentation du handicap mental sur la scène contemporaine française, sous la direction de Muriel Plana au sein de LLA-CRÉATIS (EA 4152). Elle est aujourd’hui MAST au sein de l’Université Artois (Arras) et chercheuse associée du laboratoire ÉMA, École, Mutations, Apprentissages, Inspé, CY Cergy-Paris Université et du Centre National pour le Création Adaptée de Morlaix.

Marie Astier est également comédienne, metteure en scène et formatrice, notamment au sein de la Compagnie En Carton (https://www.compagnieencarton.fr ), de L’Inverso Collectif (https://www.linverso.com) de l’ARIA Corse ( https://www.ariacorse.net/fr/ ) et du Centre Dramatique des Villages du Haut Vaucluse ( https://cddv-vaucluse.com ).

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