« Le Je en scène, une création collective :
Analyse du spectacle Güven
mis en scène par Jérôme Bel, Maxime Kurvers, Marie-José Malis et Marion Siefert, avec Güven Tugla »
- Mathilde Chadeau
Introduction
Depuis une quinzaine d'années, de nombreux·se·s artistes de la scène théâtrale contemporaine française choisissent de travailler avec des comédien·ne·s non-professionnel·le·s. Dans la plupart de ces spectacles, les comédien·ne·s apparaissent sous leur véritable identité, s'expriment en leur nom et témoignent de leur vécu. La présence en scène de ces personnes souvent socialement marginalisées relève d'une volonté des metteur·euse·s en scène d'offrir un espace d'expression et de visibilité à celleux dont la parole est régulièrement confisquée dans les débats publics, comme le souligne Raphaelle Doyon :
Cette présence a une valeur primordiale dans le contexte tendu des débats autour de l'appropriation culturelle (emprunt culturel qui renforce et réitère les rapports de domination) au nom de la liberté d'expression artistique.[1]
La valeur politique de la présence des non-professionnel·le·s sur les plateaux de théâtre tient à leur apparition sur scène en tant que « personnes réelles[2] » s'exprimant en leur nom dans des dispositifs qui mettent en avant l'authenticité de leur présence.
Le spectacle Güven créé en novembre 2021 au théâtre de la Commune à Aubervilliers se présente comme un « seul en scène » pendant lequel Güven Tugla raconte aux spectateur·ice·s sa découverte du théâtre, sa vie à Aubervilliers et sa récente rupture amoureuse. Le spectacle porte son nom et le résumé de la feuille de salle décline son identité en quelques mots (« Güven a 28 ans environ. Il est né à Aubervilliers, a fait ses études, vit dans une cité chez ses parents et travaille à Aubervilliers. Parfois, il va voir sa famille en Turquie. ») avant d'exposer le contexte de création du spectacle (« Un jour, il a fait du théâtre avec Marie-José[3] [...]. Güven est fait pour le théâtre. Il met un pied sur la scène et le jeu le saisit. [...] Pour Güven, nous avons imaginé ce cabaret[...]. »). Dans le spectacle, le réel fait irruption sur scène à travers deux aspects : l'authenticité de la présence de Güven est mise en valeur par l'adresse directe aux spectateur·ice·s, l'utilisation du « je » et l’adéquation entre l'identité de Güven Tugla hors et sur scène, ces éléments brouillant les frontières entre fiction et réalité. Ensuite, le spectacle se présente comme une performance dont l'objet est de montrer Güven Tugla en tant que comédien sur la scène théâtrale. L'aspect sémiotique de son interprétation est relégué en second plan au profit de son aspect présentiel, renforçant encore l'effet de réel[4].
Or, cette inscription du spectacle dans le réel est contrebalancée par le processus de création. En effet, le « je » qui apparaît au plateau sous les traits et la voix de Güven Tugla[5] est le résultat de la rencontre et de la collaboration entre le comédien et les artistes qui ont travaillé à partir de son vécu. La question de l'identité qui se pose ici se résume ainsi : la figure qui apparaît au plateau ne se fond pas véritablement avec celle du ou de la comédien·ne mais est le résultat d'une création partagée qui se déploie uniquement dans le cadre de la représentation au moment où le ou la comédien·ne la performe. Pourtant, les effets de réel de ces dispositifs amènent à assimiler le ou la comédien·ne à cette figure. La question de savoir « qui est présent sur scène ? » se confond avec celle de savoir « qu'est-ce qui est donné à voir ? ». Le travail de création est invisibilisé alors même qu'il définit les modalités de reconnaissance identitaire qui sont proposées au ou à la comédien·ne et les conditions d'émancipation que lui offre le dispositif.
Face à ce trouble, l'analyse du spectacle Güven offre un terrain propice pour étudier la manière dont le travail de création a construit les modalités d'apparition du comédien au plateau. Le spectacle se présente comme un cabaret composé de quatre partitions distinctes mises bout à bout. Chacune d'elles a été créée par un·e metteur·euse en scène différent·e – Jérôme Bel, Maxime Kurvers, Marie-José Malis et Marion Siefert[6] – qui ont rencontré et travaillé séparément avec Güven Tugla. La multiplication des points de vue et la confrontation des propositions scéniques offrent l'occasion de mettre en perspective les différentes figures de Güven en comparant les regards portés sur le comédien et la nature de la collaboration entre lui et chacun·e des artistes, la manière dont les mises en scène font apparaître Güven au plateau ainsi que leur influence sur les possibilités de reconnaissance que le spectacle lui offre.
I. Modalités d'apparition de Güven au plateau : un comédien pour quatre portraits.
Le spectacle Güven est un montage de quatre partitions scéniques indépendantes. Les ruptures entre chaque partie sont restées visibles, ce qui permet de les étudier séparément. Les différentes scènes s’enchaînent sans lien dramaturgique les unes avec les autres, faisant de Güven le fil directeur du spectacle : cela met en évidence l'hétérogénéité des propositions scéniques et la diversité des portraits proposés à partir d'une même personne. En effet, les sujets abordés, les codes de jeu, le registre et le travail de la parole et du corps diffèrent d'une partie à l'autre.
I.1. Maxime Kurvers : Les codes du one man show pour présenter la rencontre de Güven - un « mec de cité » - avec le théâtre
La partition créée par Maxime Kurvers ouvre le spectacle. Dès son entrée, Güven rapporte une discussion qu'il a eu avec le metteur en scène au moment de leur rencontre. Maxime Kurvers lui a demandé ce qu'il aimerait faire au théâtre, ce à quoi il lui a répondu : « Mais déjà qu'est-ce que, moi, je fous au théâtre ? ». Cette réponse pose d'emblée la question de la place d'un « mec de cité » sur une scène de théâtre qui va jalonner toute cette première partie. Güven, dès son entrée en scène, est situé socialement : un jeune homme de banlieue pour qui le théâtre est « un truc ringard » réservé aux « bobos parisiens qui fument des roulés, conduisent des vélos et se mettent du vernis jaune sur les pieds ». Il est présenté à partir de ce qui l'exclut de là même où il se trouve. Par la suite, il raconte sa première expérience de spectateur en 2015 au théâtre d'Aubervilliers pour le spectacle de Rodrigo Garcia, Et balancez mes cendres sur Mickey [7]. Il rapporte ses impressions de spectateur choqué par la nudité, les scènes de sexe crues et le « champ de bataille » que représente le plateau recouvert de boue, de grenouilles et de hamsters vivants. Dans ce récit se mêlent son incompréhension et son étonnement face à la forme théâtrale proposée (« moi j'imaginais Molière, des gens en perruque, des alexandrins »), sa surprise quant au sérieux et au calme du public présent (« Je regarde les autres spectateurs, tranquille ! c'est normal ! y a pas de problème ! »), et sa consternation quand il imagine le travail des technicien·ne·s qui vont devoir nettoyer le plateau. À travers son récit, la fracture entre les codes esthétiques et sociaux du théâtre et les siens est clairement formulée.
Cependant, le jeu scénique de Güven vient contrebalancer l'effet de son discours. Le dispositif proposé permet à Güven de s'approprier le plateau de théâtre et de créer un rapport de proximité avec les spectateur·ice·s : à son arrivée, il se présente à elleux avec humour en utilisant le plateau et les éléments scéniques comme des outils de jeu : il imite sa posture sur la photo de l'affiche projetée en fond de scène, demande au régisseur lumière de braquer un projecteur sur lui et de suivre ses déplacements et requiert l'avis des spectateur·ice·s sur ses lunettes de soleil et son imitation de James Bond. Il joue à se mettre en scène, utilise pour cela les outils à sa disposition et inclut dans ce jeu le public. Il campe une figure qui ne se prend pas au sérieux en utilisant les codes du one man show et, de ce fait, se présente comme un performeur en train de jouer. Cette posture lui permet de parler de la fracture entre les banlieues et le théâtre, puis de tourner en dérision le spectacle de Rodrigo Garcia tout en créant, par son jeu scénique, un lien de proximité et de sympathie avec les spectateur·ice·s présent·e·s.
De plus, pendant son récit du spectacle, Güven s'applique à rapporter au public son expérience de spectateur et s'y engage physiquement et émotionnellement. Il réinterprète les scènes qui l'ont marqué, incarne les comédien·ne·s et recrée la mise en scène, tout en faisant revivre aux spectateur·ice·s les émotions qui l'ont traversé. Son aisance scénique marque un engagement d'acteur qui agit comme une preuve de sa place sur la scène théâtrale.
Dans la suite de la scène, Güven revient sur la demande initiale de Maxime Kurvers quant à ce qu'il voudrait voir au théâtre et nous rapporte sa réponse : il souhaite montrer une scène de vie, « un été au quartier » (« parce qu'on ne voit jamais ça au théâtre »). De la même manière qu'il recréait, plus tôt, le spectacle de Rodrigo Garcia, il accompagne à nouveau le regard des spectateur·ice·s pour qu'iels imaginent cette nouvelle scène. Il dessine la scénographie (la rue du Pont Blanc en avant-scène, les gratte-ciels au fond) et les personnages (le coin des chichas avec les fumeurs sur les chaises longues ou le coin du barbecue et le cuisinier qui fait les grillades). Sa narration, ses déplacements, ses gestes amènent les spectateur·ice·s à visualiser l'espace, l'odeur et l'ambiance. En le reconstituant au plateau, Güven fait de son lieu de vie un objet théâtral. Après avoir raconté sa rencontre avec ce qu'il ne connaissait pas (le théâtre contemporain), il utilise les possibilités de la scène théâtrale pour donner à voir aux spectateur·ice·s, dans un mouvement de miroir, ce qu'elleux ne connaissent pas : la vie dans son quartier. Dans cette partie, Maxime Kurvers met à la fois en scène un « mec de banlieue », étranger au monde du théâtre, et un performeur usant des possibilités que lui offre la scène. Par ce procédé, il fait de Güven le point de jonction entre le théâtre et la banlieue, et par là même problématise la question de l'identification de Güven à une classe sociale et l'exclusion de celle-ci du milieu du théâtre.
I.2. Jérôme Bel : La Mercedes pour illustrer la figure de Güven
La partition de Jérôme Bel est composée de trois parties : deux scènes de danse suivies de la projection d'une vidéo en fond de scène. Dans les deux scènes de danse, Güven est mis à distance des spectateur·ice·s par son intégration dans le cadre de scène. Dans la première, il intervient alors que le plateau est éclairé depuis plusieurs minutes et la musique sur laquelle il danse a déjà commencé. Lors de son arrivée, son corps apparaît comme un élément parmi les autres dans l’espace scénique. Les pas ne sont pas chorégraphiés et il semble bouger comme pour lui-même. Dans la seconde scène, il danse depuis l'intérieur de sa voiture (qu'il a garé à la fin de la scène de Maxime Kurvers en fond de scène), son visage est peu éclairé et la musique nous parvient faiblement depuis l'habitacle. Cet effet d'étrangeté que crée l'intégration de la figure de Güven dans le cadre de scène est caractéristique des créations de Jérôme Bel. Inspiré du théâtre épique, des arts performatifs et de l'art minimaliste, sa recherche tend à annihiler l'illusion de la représentation afin de problématiser la relation entre spectateur·ice·s et performeur·euse·s. Ainsi, dans ces premières scènes de danse, Jérôme Bel présente Güven comme celui qui est sur la scène du théâtre et performe devant les spectateur·ice·s dans la continuité de son travail avec des non-professionnel·le·s[8]. Par cette manière de mettre en scène Güven, il entame un processus qui permet de présenter Güven à partir de ce qui lui échappe. Au lieu de laisser le comédien se mettre en scène en s'emparant et dirigeant les éléments scéniques comme c'est le cas dans la proposition de Maxime Kurvers, Jérôme Bel effectue un renversement de situation où Güven est mu par les éléments scéniques. Ce procédé semble dans un premier temps permettre de tracer un portrait inversé de Güven en tant que performeur et proposer un autre versant de sa rencontre avec le théâtre.
Cependant, dans la suite de sa proposition, Jérôme Bel laisse son dispositif absorber Güven et le faire disparaître de scène. En effet, après avoir dansé pratiquement dans l'obscurité au fond de sa voiture, le performeur disparaît dans le noir et une vidéo est projetée en fond de scène. On entend le morceau de la mort d'Isolde de l'opéra Tristan et Isolde de Richard Wagner tandis qu'à l'écran, des extraits de la captation de l'opéra[9] alternent avec des vidéos de crash-tests de Mercedes-Benz. Le performeur est écarté au profit de sa Mercedes autour de laquelle s'articule le propos, celle-ci faisant office de lien entre Güven et les vidéos et devenant le fil dramaturgique de la partition. Le metteur en scène fait littéralement et symboliquement disparaître Güven dans la Mercedes. Il remplace la présence du performeur par une interprétation de sa figure sur laquelle Güven semble avoir peu de prise. Lors d'un entretien avec le comédien, le 7 mars 2022, celui-ci me livre son interprétation de la vidéo :
C'est comme si c'était moi la voiture, mixée avec du théâtre : t'as de l'opéra derrière qui chante, t'as une merco qui va se crasher. On ne sait pas si moi je vais me crasher ou pas. Ça va marcher ce mélange ou pas ? Moi c'est comme ça que je l'ai compris. C'est une sorte de métaphore pour moi.[10]
Dans ce passage, Güven interprète la vidéo comme un oracle qui prédirait son échec ou sa réussite sur une scène de théâtre et se retrouve spectateur du regard du metteur en scène.
I.3. Marie-José Malis : Le théâtre classique pour montrer Güven en tant qu'acteur comique
Dans sa partition, Marie-José Malis a choisi de confronter Güven à des textes classiques : le mythe d’Héraclès et des oiseaux de Stymphale, puis la scène des voyelles du Bourgeois Gentilhomme. Les textes apparaissent plutôt comme des outils dont Güven s'empare pour les détourner que comme de véritables supports dramaturgiques. Le récit d’Héraclès devient un terrain de jeu pour Güven qui joue avec les sonorités et le sens des mots (la région d'Arcadie devient « la Picardie », Les castagnettes d’Athéna deviennent des « coucougnettes ») et réinterprète les prouesses du héros (il se livre à la parodie d'un numéro de flamenco avec des castagnettes et remplace l'arc et les flèches d'Héraclès par un tambourin). Plus tard, Güven en costume de noble du XVIIe siècle, reprend la scène des voyelles du Bourgeois Gentilhomme avec son ami Momo Bouri qu'il a invité pour être son partenaire de jeu. Le texte de Molière sert de référence pour une improvisation des deux amis : après une scène de duo comique où Güven présente le théâtre et le public à Momo, il lui explique que « le théâtre, c'est des mots et les mots sont composés de voyelles ». Les deux comparses reprennent alors l'exercice de prononciation des voyelles face aux spectateur·ice·s à grand renfort de grimaces.
De la même façon, les costumes sont des outils utilisés à des fins comiques : au début de la scène, Güven sort de sa voiture, affublé d'un costume grotesque (une perruque blonde, une paire de collants, une jupe au motif léopard et une armure en carton). Cette entrée joue sur l'effet de surprise pour faire rire le public. Un changement de costume à vue au milieu de la partition est l'occasion de faire des blagues sur les différents éléments qui composent la tenue de marquis. Enfin, la rencontre entre Momo et Güven au plateau joue sur la confrontation de leur costume respectif, l'un en costume du XVIIe siècle et l'autre portant un jogging et des baskets. À l'instar de la manière dont Güven s'empare des textes classiques, les costumes sont prétextes à faire rire du décalage historique et social entre Güven et ces éléments.
Dans cette scène, plusieurs niveaux de jeu se côtoient : des moments de dialogues quotidiens avec la metteuse en scène puis avec Momo Bouri, la scène d'interprétation du mythe d'Héracles et des oiseaux de Stymphale présentée comme une scène dans la scène pendant laquelle Güven joue de manière burlesque au comédien (il accentue sa diction, sur-articule et fait de grands gestes), la scène du changement de costume à vue qui prend les apparences d'un moment en coulisse exposé aux yeux de tou·te·s, la scène des voyelles qui apparaît comme un exercice d'improvisation avec les spectateur·ice·s et enfin la scène qui clôture la partition pendant laquelle Momo et Güven dansent dans une ambiance de fête et invitent les spectateur·ice·s à se joindre à eux. Chacun de ces moments correspond à une adresse singulière au public et nécessite des accessoires, costumes et partenaires de jeu ou types de jeu différents.
La proposition de Marie-José Malis fait l'effet d'un enchaînement d'improvisations. La scène réunit quantité d'éléments théâtraux (des costumes, des accessoires, des histoires, des partenaires) dont Güven se saisit les uns après les autres pour jouer avec et les détourner, afin de créer des situations de dialogue et d'échange avec les spectateur·ice·s. Ici, c'est un portrait de Güven en tant qu'acteur comique qui se dessine à travers la manière dont il s'empare de ces nombreuses propositions. La proposition focalise l'attention sur le jeu scénique de Güven pour en révéler les qualités.
I.4. Marion Siefert : Un portrait intime
La partition de Marion Siefert clôture le spectacle. Güven a laissé son costume de marquis en coulisse et entre à nouveau au plateau dans des vêtements quotidiens. Il se place face au public et commence à parler :
Je ne t'aime plus. Ces mots-là je les ai entendus. Je sais ce que ça fait d'entendre des trucs comme ça. T'es là, tu ne t'y attends pas, ça tombe du ciel : je ne t'aime plus.
Ces mots sont le début du récit que Güven livre aux spectateur·ice·s de sa récente rupture amoureuse. Au cours de la scène, il raconte une rencontre, sa peur de l'engagement, des bons moments, l'opposition de son père, sa séparation et ses efforts inutiles pour récupérer celle qu’il a aimé. Dans cette partie, le procédé de mise en scène est proche de celui de Maxime Kurvers : Güven s'adresse directement aux spectateur·ice·s et raconte son vécu. Néanmoins, la mise en scène donne à voir une autre facette de Güven. Ses qualités comiques et son inventivité sont relayées à l'arrière-plan pour mettre au jour ses capacités à créer de l'émotion et à dévoiler son intimité aux spectateur·ice·s.
La mise en scène est épurée. Certaines scènes clefs entre lui et les protagonistes de l'histoire sont esquissées au plateau : pour la scène de la rencontre avec les parents de la jeune fille, le capot de la voiture sert de canapé ; la scène où le père de Güven hurle sur son fils prend place, comme dans la scène réelle, dans la voiture ; la porte d'entrée de l'appartement des parents de sa copine est suggérée par le bord du plateau à l'avant-scène. Les personnages que Güven convoque sont croqués par le comédien quand il rapporte des dialogues : la posture des bras et des hanches ainsi qu'une voix plus aiguë figurent sa copine, les bras croisés et une voix plus grave et autoritaire figurent son père. Ainsi, les scènes et les personnages prennent place à l'intérieur de sa narration et ses mouvements et ses gestes semblent émerger des souvenirs et des pensées du comédien.
Le récit de Güven dans cette dernière partie, délivre une parole intime. La mise en scène met en valeur les émotions de Güven pris par le chagrin d'amour et cherche à susciter l'empathie des spectateur·ice·s. Le plateau de théâtre est mis au service du comédien : ses déplacements dessinent différents espaces au fur et à mesure du récit qui deviennent dépositaires des moments qui jalonnent le récit tandis la lumière éclaire le plateau en fonction des émotions qui le traversent. De plus, son récit, bien qu'il soit accordé à sa manière habituelle de parler, apparaît comme une partition écrite qu'il joue en l'adaptant à ses émotions. Contrairement aux précédentes parties dans lesquelles l'improvisation était un des outils de jeu principal et donnait à voir le comédien en train de performer, dans cette partition la fabrique théâtrale est invisibilisée au profit d'un effet de réel qui resserre l'attention sur le récit qu'il livre et les émotions que lui procure la résurgence des souvenirs.
Les quatre partitions qui forment le spectacle proposent à Güven non seulement quatre sujets et rôles différents (le mec de banlieue qui fait de la mise en scène, le danseur dans sa Mercedes, Héraclès et le marquis, l'amoureux blessé) mais aussi quatre manières différentes d'investir le plateau de théâtre (se présenter et faire de la mise en scène, danser et figurer, déployer ses talents comiques, partager l'intime). Dans ces mises en scène apparaissent déjà les regards que les metteur·euse·s ont porté sur lui en tant que personne et en tant qu'artiste pendant les répétitions.
II. Les processus de création : invention des figures de Güven
II.1. La rencontre entre les metteur·euse·s en scène et Güven Tugla
Le spectacle trouve son origine dans la rencontre de Güven Tugla et de Marie-José Malis lors de la création d'un autre spectacle La Vraie Vie d'Alain Badiou, mis en scène par la metteuse en scène en 2016. Güven Tugla fait partie de la troupe de comédien·ne·s non professionnel·le·s qui jouent dans le spectacle. En 2019, Güven Tugla signifie à la metteuse en scène son envie de faire à nouveau du théâtre. Dans l'échange de messages à ce propos, il lui écrit :
Pourquoi entre notre monde et le monde du théâtre il y a un fossé [...] Jcomprends pas [...] Moi jvoudrais bien m'investir pour pourquoi pas trouver ma voie et vraiment faire de ma passion mon travail.[11]
La question de Güven tient aux possibilités de reconnaissance de sa légitimité artistique. Il exprime son envie de devenir un acteur professionnel. Il formule le cloisonnement qui existe entre son monde (celui de la banlieue d'Aubervilliers) et celui du théâtre et, en faisant part de ces interrogations à la directrice du théâtre de la Commune, remet de fait en cause l'existence de cette frontière en lançant un appel à l'action. Dans l'entretien réalisé quelques semaines avant la création de Güven et qui figure dans la feuille de salle, Marie-José Malis dit de lui :
Il est l'acteur même. Il a ce rapport au jeu qui ne s'explique pas, il est l'acteur populaire par excellence, il a la vitalité du jongleur de Dario Fo, il est Sganarelle, Gavroche, il est le plus beau du théâtre. [...] ce gamin sait tout de la machination jubilante et philosophique du théâtre.
Quand elle propose aux artistes associé·e·s du théâtre de créer un spectacle dont il sera le comédien principal, il s'agit bien pour elle de présenter Güven Tugla en tant qu'artiste.
Marie-José Malis se décrit elle-même comme une directrice d'acteur plutôt que comme une metteuse en scène comme elle le dit dans l'émission À voix nue sur France culture le 30 octobre 2020 [12] :
Je n'ai pas grand mérite, je ne sais faire que ça [diriger les acteurs] et sitôt qu'un acteur se met à parler et à bouger, je suis absolument fascinée par lui. Et donc, je crée des espaces qui ne servent qu'à exaucer le jeu de l'acteur. J'allume le théâtre, j'allume la salle, j'annonce qu'on est là tous ensemble pour regarder ce que l'acteur vient faire.
Dans ses spectacles, elle place l'acteur au centre du dispositif et travaille avec lui de sorte à mettre à nu devant les spectateur·ice·s ses qualités expressives. Son envie de travailler avec Güven Tugla est nourrie par le désir de déployer ses capacités d'acteur et de les révéler dans un spectacle qui lui sera dédié.
Jérôme Bel a vu Güven Tugla dans La Vraie Vie. À la suite de cela, il lui propose de participer à la création de Gala à Aubervilliers. Ce spectacle réunit sur le plateau des professionnel·le·s de la danse et des amateur·ice·s mais, pour des raisons pratiques, il n'y participera pas. Cependant, par sa proposition, Jérôme Bel marque son intérêt pour la présence scénique de Güven Tugla. Dans le même temps, le metteur en scène s'intéresse peu, dans son travail, aux prouesses techniques des acteur·ice·s ou des danseur·euse·s. Son travail vise à « de-skill[13] » les artistes avec qui il travaille ou à choisir des non-professionnel·le·s afin « de rapprocher l'interprète sur scène de la réalité du spectateur »[14]. Pour Jérôme Bel, les compétences des performeur·euse·s ne présentent pas d'intérêt pour la création : « Les compétences ne sont excitantes que pour les performeurs (stupides) eux-mêmes et le public spécialisé (l'élite ? Je ne suis pas sûr !) »[15] Ainsi, le point de rencontre possible avec Güven diffère largement de celui de Marie-José Malis et offre un contre-point radical par rapport à l'enjeu annoncé du spectacle.
Maxime Kurvers et Marion Siefert ont tout·e·s deux rencontré Güven quelques mois avant la création. Iels ont choisi d'interroger Güven sur son vécu. Maxime Kurvers s'est intéressé à ses expériences théâtrales et artistiques et lui a posé cette question : « qu'est-ce que, en tant que metteur en scène, tu voudrais faire au théâtre ? ». Celle-ci a déterminé la partition qu'il propose et a joué d'emblée sur l’ambiguïté des rôles attribués à chacun dans la création. Maxime Kurvers conçoit le théâtre comme un laboratoire d'expérimentation : il fait des recherches sur un sujet et pose une problématique qui a pour but d'être éprouvée par un dispositif théâtral. Il apparaît, dans ces quelques mots, que l'enjeu de la rencontre et de la découverte des qualités artistiques de Güven Tugla s'est posé pour lui non pas comme un a priori à révéler comme c'est le cas pour Marie-José Malis, mais comme la problématique à éprouver au plateau. De ce fait, la question n'est pas seulement de mettre à jour les capacités d'acteur de Güven, mais de comprendre comment Güven fait du théâtre, ou plus précisément comment il renouvelle ou non la création artistique.
Marion Siefert, elle, pose d'abord des questions à Güven sur son expérience de comédien dans La Vraie Vie et sur les rôles qu'il aimerait jouer puis s'intéresse à ses goûts et à sa vie. La metteuse en scène mène de nombreux entretiens avec Güven Tugla qui vont prendre une place prépondérante dans le processus de création. Dans son travail, l'accès à l'intimité tient une place importante[16] et vient déterminer les dispositifs qu'elle propose. Avec Güven, il est question d'abord de chercher quelles histoires il pourrait raconter pour donner à voir son intériorité et sa capacité à la transmettre.
II.2. Le rôle de Güven dans les créations artistiques
Marion Siefert et Maxime Kurvers sont tout·e·s deux parti·e·s du vécu de Güven Tugla pour construire leur partition tandis que Marie-José Malis et Jérôme Bel ont pris comme point de départ son rapport à un art : le jeu de l'acteur pour l'une, la danse pour l'autre.
Lors de sa rencontre avec Güven Tugla, Maxime Kurvers s'est d'abord intéressé à ses expériences artistiques et à la manière dont il envisage le théâtre. Ses récits et leurs échanges sont au cœur de la dramaturgie de la partition. Lors des répétitions, Maxime Kurvers propose à Güven de raconter ses expériences esthétiques à partir des échanges qu'ils ont eu en amont. Le comédien n'a ni texte, ni structure écrite. Il travaille de mémoire et a la liberté de changer l'ordre des éléments et de raconter différemment à chaque filage. Maxime Kurvers ne fait pas de travail de direction d'acteur mais prend le rôle du témoin du récit de Güven Tugla : il lui indique des repères ou lui propose de développer certaines parties. Güven Tugla apparaît dans cette partition comme le dramaturge du spectacle aux côtés de son metteur en scène. Maxime Kurvers le laisse se raconter et inventer sa manière d'être en scène.
Marion Siefert travaille elle aussi à partir du vécu de Güven mais le processus de travail diffère largement de celui de Maxime Kurvers. Les répétitions se sont partagées en deux moments : d'abord un long temps d'entretiens pendant lequel Marion Siefert a posé de nombreuses questions à Güven Tugla sur sa famille, ses rêves, son rapport à l'écologie, ses ami·e·s, ses voyages, sa célébrité sur Twitter, ses occupations, etc. Ces entretiens, qui ont occupé un mois de répétition, sont l'occasion de demander à Güven de creuser des sujets et de s'exposer. À partir de l'enregistrement de ces entretiens, Marion Siefert a écrit le texte de sa partition. Elle a choisi un sujet particulier (l'histoire d'amour de Güven), a sélectionné les passages qui l'intéressaient, et les a agencés de sorte à créer un monologue. Ce texte est composé exclusivement des paroles de Güven Tugla, pourtant, quand il le lit pour la première fois, il s'exclame : « c'est moi qui ai dit tout ça ? » surpris de découvrir sa propre histoire vue par les yeux d'une autre personne. La deuxième phase du travail a consisté à mettre en scène ce texte. Marion Siefert s'est alors livrée à un travail de direction d'acteur avec Güven Tugla : il s'agissait de donner à entendre le texte, d'en recréer les émotions, d'en rendre les enjeux dramaturgiques et le rythme à travers le corps et la voix du comédien. Alors même que Güven Tugla raconte sa propre histoire, il devient étranger au texte et son travail consiste à le ré-interpréter. Dans l'entretien que j'ai effectué le 7 mars 2022 avec lui, il souligne la difficulté du travail que cela a requis que ce soit pour l'apprentissage du texte et l'intégration de la dramaturgie de l'histoire :
Le morceau pour lequel j'ai le plus galéré c’était Marion. Pourtant, c’était mon histoire à moi que je racontais mais vu que c’était textualisé, il fallait vraiment que j'apprenne mot pour mot, partie par partie, pour savoir ce que je racontais au début, au milieu et à la fin.
Si la partition est entièrement nourrie de son vécu, écrite avec ses mots, au plus proche de ses émotions, la dramaturgie est celle de Marion Siefert. Güven, au plateau, développe un travail d'interprétation à partir du texte proposé.
Marie-José Malis est, elle aussi, partie de textes dramatiques pour sa partition mais le travail s'est effectué à l'inverse de celui de Marion Siefert. Alors que, chez cette dernière, le texte suit les premières séances de travail et est créé sur mesure pour Güven avant que celui-ci en devienne l'interprète, Marie-José Malis propose, dès les premières répétitions, des scènes de théâtre, L'Avare et Le Bourgeois Gentilhomme de Molière. Contrairement à Marion Siefert, Marie-José Malis ne cherche pas à ce que Güven rende le sens des textes de Molière mais les lui présente comme des matériaux pour inventer des situations scéniques à partir de ce qu'ils lui évoquent. Ainsi, L'Avare est rapidement écarté après quelques répétitions infructueuses et remplacé par le mythe d'Héraclès et des oiseaux de Stymphale. Au cours des répétitions, Marie-José Malis et Güven Tugla cherchent ensemble à nourrir la partition. Tout·e·s deux proposent des éléments scéniques : Marie-José Malis propose les costumes et les textes tandis que Güven Tugla demande à jouer un marquis et propose à Momo Bouri de le rejoindre sur scène. Pendant les répétitions, Marie-José Malis propose des impulsions de départ pour des improvisations et, à partir de ce qu'il fait au plateau, l’entraîne à creuser ses intuitions et à prêter attention à tout ce qui peut faire jeu. Ainsi, elle mène un laboratoire de jeu avec Güven Tugla. Les textes et le sens dramatique restent en arrière-plan et la proposition scénique fait figure de compte-rendu de laboratoire et fait du jeu d'acteur le sujet même de la partition. Güven apparaît comme un comédien au travail : la portée de la proposition repose exclusivement sur sa disponibilité à s'en emparer soir après soir et à réinventer la scène. Cela produit une partition de haute voltige dont la réussite repose entièrement sur les dispositions du comédien au fil des jours à se montrer comme un acteur-créateur.
Jérôme Bel s'intéresse, lors des répétitions, à la manière dont Güven Tugla vient rencontrer la danse. Leur rencontre s'effectue d'abord autour de la musique : Jérôme Bel demande à Güven Tugla de lui faire écouter les artistes et les morceaux qu'il aime et de lui montrer comment il danse à partir de ces musiques. Güven Tugla propose une danse, seul au plateau, sur un morceau d'afrobeat, un duo entre lui et la voiture sur une musique classique et une dernière sur une musique de rap où il reprend les codes du clip. À partir de ces trois morceaux, Jérôme Bel épure les propositions. Dans la scène du clip de rap où Güven Tugla dansait à l'intérieur puis à l'extérieur de la voiture, Jérôme Bel retient la partie où il danse depuis le siège conducteur. Dans la scène sur la musique d'afrobeat, il retient sa manière de marcher en dansant. Les improvisations du performeur sont réduites à une image, une manière d'apparaître qui vient composer les différents tableaux. À côté de ces répétitions, Jérôme Bel travaille sur d'autres éléments qui vont composer sa partition. Il conçoit la vidéo de l'opéra et construit aussi en répétition des moments scéniques à partir de la lumière et du son. Sa partition est composée de ces trois éléments (les scènes de danse de Güven, la vidéo d'opéra et les scènes du plateau). Güven Tugla n’apparaît pas comme l'élément central chez Jérôme Bel mais comme un élément de composition mis en tension avec l'opéra, la Mercedes et le plateau de théâtre.
Dans chaque partition, les modalités de travail des metteur·euse·s en scène influent largement sur les possibilités de Güven Tugla à travailler en tant qu'artiste. Alors que Maxime Kurvers et Marion Siefert partent tout·e·s deux de son vécu, l'un pousse Güven à développer ses qualités de dramaturge tandis que l'autre lui propose d'explorer le métier de comédien interprète. Quand Marie-José Malis et Jérôme Bel proposent à Güven d'explorer les arts que sont le jeu de l'acteur et la danse, l'une lui propose un laboratoire expérimental de jeu pour développer ses qualités de créateur tandis que l'autre lui propose d'apparaître comme un danseur sans chorégraphie et de participer à une création plus large. A travers ces différentes manières de travailler est mise en tension la mise en scène de Güven en tant que personne et en tant qu'artiste.
II.3. Les interventions des metteur·euse·s en scène dans les partitions scéniques
Dans les propositions de Maxime Kurvers et de Marie-José Malis, les metteur·euse·s en scène sont présent·e·s s au plateau, le premier dans la narration de Güven, la seconde comme personnage dans la scène.
Dans la partition de Maxime Kurvers, Güven le présente d'office comme le metteur en scène et comme son interlocuteur. Au milieu de la partition, le performeur fait référence à Maxime Kurvers en rapportant ce que celui-ci lui a raconté à propos d'André Antoine et de sa mise en scène des Bouchers[17]. Le metteur en scène lui raconte cela parce que sa proposition de mettre en scène un « moment de vie » dans son quartier ressemble à ce qu'André Antoine proposait au théâtre : la mise en scène de « tranches de vie ». Quand Güven raconte cet échange, il est le porte-parole de Maxime Kurvers. La proposition est à double lecture : d'un côté, Güven Tugla s'approprie le récit de Maxime Kurvers et, en le rapportant au plateau par ses mots et en décrivant la scène du Boucher aux spectateur·ice·s, il devient d'une certaine manière le metteur en scène de son metteur en scène. D'un autre côté, en rapportant ses propos, il offre une nouvelle lecture sur sa proposition de mise en scène, lecture qui n'est plus seulement la sienne mais apparaît à la fois au travers de son regard et de celui du metteur en scène. Plus généralement, le choix d'inclure leur échange dans la partition scénique fait apparaître Güven Tugla comme un interlocuteur de Maxime Kurvers pour discuter d'art et vient appuyer la légitimité des propositions scéniques et artistiques du performeur.
Dans la partition de Marie-José Malis, celle-ci n'est pas seulement nommée au plateau mais elle apparaît comme une des protagonistes de la scène. Elle intervient en son rôle de metteuse en scène. Ses interventions viennent inscrire le processus de création dans la proposition scénique. Au plateau apparaissent les rapports amicaux que Marie-José Malis et Güven entretiennent ainsi que leur collaboration dans la création de la partition. Ainsi, c'est Marie-José Malis qui demande à Güven d'interpréter le mythe d'Héraclès tandis que c'est à la demande de Güven de jouer un marquis que celle-ci lui apporte le costume. Lors de la première intervention de Marie-José Malis au plateau, chacun·e d'entre ell·eux présente l'autre aux spectateur·ice·s. A cette occasion, Marie-José Malis présente le comédien comme un grand mélancolique qui use de fantaisie pour contrer la noirceur du monde, cette qualité en faisant, selon elle, un grand acteur comique. Cette présentation ainsi que la manière dont Marie-José Malis révèle le caractère de laboratoire de la proposition scénique la fait intervenir comme une figure de soutien du comédien pendant l'expérimentation. Néanmoins, l'annonce dès le début de la partition concernant le génie comique de Güven Tugla circonscrit le regard des spectateur·ice·s en créant un horizon d'attente quant à l'expression des qualités scéniques de l'acteur.
Dans les partitions de Jérôme Bel et de Marion Siefert, Güven ne fait pas référence à ell·eux et aucun·e d'ell·eux n’apparaît physiquement au plateau. Il s'agit alors d'observer comment leur participation à la création se révèle dans la construction des partitions.
La présence de Jérôme Bel se révèle par l'agencement des scènes. En effet, Güven Tugla apparaît comme une partie de la proposition scénique. Dans la première scène, il est seul au plateau, la seconde le montre dansant à l'intérieur de sa voiture tandis qu'il est absent de la vidéo qui montre des crash-tests de Mercedes. Dans cette vidéo apparaissent les images des mannequins placés dans les voitures accidentées tandis que dans la mise en scène d'opéra, du faux sang coule de la tête de la chanteuse lyrique. La mise en scène de la mort dans la partition de Jérôme Bel en souligne le caractère artificiel. De la même façon, Jérôme Bel met en scène Güven Tugla comme un élément du théâtre : il est un élément de composition des images scéniques parmi les autres éléments théâtraux que sont la lumière, le son, la voiture ou la vidéo. Dans sa proposition, Jérôme Bel souligne le caractère d'apparition du performeur comme un objet scénique créé par la mise en scène et par ce procédé crée une scission entre la figure en scène et la personne réelle.
Dans la partition de Marion Siefert, le travail d'agencement du texte et de direction d'acteur invisibilise la distance entre le personnage de Güven au plateau et son existence réelle. Cet effet tient d'abord à la relation de proximité que Güven crée avec les spectateur·ice·s : le début du texte les plonge directement dans son récit, aucune introduction ne vient annoncer son arrivée ou la teneur du projet. Pendant la scène, aucun élément extérieur visible n'amène de contre-point à son récit ou ne vient créer une distance avec ce qui est donné à voir de Güven. Les changements de lumière suivent ses déplacements et éclairent principalement son visage et son regard. L'attention du public est resserrée sur sa présence au plateau et crée un effet de réel puissant. Dans la proposition de Marion Siefert, l'effacement de la metteuse en scène ainsi que de son travail de direction d'acteur invisibilise en partie la performance scénique de l'interprète. En effet, si celle-ci apparaît au plateau dans la précision du récit et des émotions suscitées par le comédien, elle reste en partie invisible aux spectateur·ice·s du fait que Güven Tugla disparaît dans la figure de Güven présenté en scène et l'intègre pleinement à l'illusion de la représentation.
Conclusion :
La confrontation de l'étude du spectacle et de l'analyse de ses processus de création montre que les figures de Güven sont fortement influencées par la curiosité et les modalités de travail des metteur·euse·s en scène. Ainsi, selon le traitement, par chacun·e, de sa personne et de ses qualités artistiques, le comédien apparaît différemment d'une partition à l'autre : narrateur de sa rencontre artistique avec Maxime Kurvers, comédien au travail dans la proposition de Marie-José Malis, figure dansante chez Jérôme Bel ou interprète d'une histoire d'amour avec Marion Siefert. La cohabitation de ces procédés dans un même spectacle pose la question de ce que le théâtre peut créer comme représentation de l'autre, celui qui est étranger au monde du théâtre, dans une volonté de donner à voir et entendre des personnes altérisées. Or, ici, est-il question de savoir que ce que le théâtre peut faire pour Güven ou au contraire ce que Güven peut pour le théâtre ?
La particularité du spectacle repose sur la cohabitation des différents portraits qui, en creux, en font apparaître un cinquième : celui de Güven traversant toutes les partitions. Par sa performance générale, il devient le dernier metteur en scène, celui qui fait le lien entre les parties et qui les confrontent. Cette forme singulière lui permet de ne jamais être un simple outil pour les différent·e·s metteur·euse·s en scène. Au contraire, il est celui qui, chaque soir devant les spectateur·ice·s, vient éprouver le théâtre et sa possibilité à porter des récits et des imaginaires à travers les quatre formes qu'il soumet au public les unes après les autres. Les critiques théâtrales ne s'y sont pas trompés : les articles publiés au moment des représentations critiquaient, chacun selon des critères différents, les formes proposées mais soulignaient tous la virtuosité du comédien et sa capacité à faire vivre la scène, tandis que Güven, dès son entrée en salle, apparaît comme celui capable de faire le lien entre le théâtre (qui, selon lui, n'intéresse pas grand monde à part les bobos parisiens) et celleux qui ne s'y intéressent pas habituellement.
[1] DOYON, Raphaelle (dir.), Ouvrir la scène, non-professionnels et figures singulières au théâtre, Montpellier, Deuxième Époque, 2021, p.47.
[2] cf : MUMFORD Meg, GARDE Ulrike, « Staging Real People : on the Arts and effects of non-professional theater performers » in Performance Paradigm 11, 2015 : les autrices utilisent le terme « Theater of Real People » pour désigner un genre de performance caractérisé par l'exposition sur scène d'aspects de la vie personnelle des comédien·ne·s la plupart du temps non-professionnel·le·s.
[3] Marie-José Malis, directrice du théâtre de la Commune et metteuse en scène du spectacle. Güven Tugla la rencontre en 2016 lors de la création d'un précédent spectacle La vraie vie qui met en scène un groupe d'habitant·e·s d'Aubervilliers autour d'un texte d'Alain Badiou.
[4] cf : Christian Malaurie, «De l'effet de réel à travers la création théâtrale contemporaine» in L'effet de réel, Pierre Sauvanet (dir.), Presses Universitaires de Bordeaux, 2013 : « L'effet de réel produit un retour inattendu et précipité à la vie ordinaire, à une action ou une interaction perçue par les spectateurs comme appartenant à la vie ordinaire [...] faisant disparaître pour le spectateur-regardeur la limite entre réalité et fiction » , p.203.
[5] Dans cet article, le nom de Güven Tugla fera référence au comédien tandis que le nom de Güven fera référence à sa figure au plateau.
[6] Pour la reprise du spectacle à Avignon en juillet 2022, Jérôme Bel a décidé de se retirer du projet. Sa partition a donc été retirée et remplacée par une projection de vidéos réalisées par Güven Tugla. Dans le cadre de cet article, j'ai choisi de traiter du spectacle tel qu'il a été créé en novembre 2021, la confrontation des quatre partitions permettant une analyse à mon goût plus fine du sujet de l'article.
[7] GARCIA, Rodrigo (mise en scène et texte), Et Balancez mes cendres sur Mickey, représentation au théâtre de la Commune d'Aubervilliers du 28/01/2015 au 15/02/2015, création en novembre 2007.
[8] En effet, Jérôme Bel a créé un nombre conséquent de spectacles avec des non-professionnel·le·s, notamment Gala (2015), Disabled Theater (2012) et The show must go on (2001). Pour lui ces performeur·euse·s permettent de créer une situation spécifique de rencontre avec les spectateur·ice·s : il problématise la relation entre spectateur·ice·s et performeur·euse·s en confrontant la proximité entre ell·eux due à la méconnaissance des performeur·euse·s (cell·eux-ci n'en connaissent pas plus que les spectateur·ice·s sur les codes chorégraphiques et théâtraux ) avec la distance créée par la configuration de la salle et les rôles de chacun·e ( les comédien·ne·s se tiennent devant les spectateur·ice·s en pleine lumière et agissent tandis que les spectateur·ice·s sont assis·e·s dans le noir et regardent ).
[9] Extrait de la captation de « la Mort d'Isolde » interprété par Waltraud Meier de l'opéra de WAGNER, Richard, Tristan et Isolde dirigé par BAREMBOIN Daniel, 7 décembre 2007, Milan, La Scala.
[10] Entretien réalisé avec Güven Tugla, le 7 mars 2022 sur son lieu de travail à la mairie d'Aubervilliers.
[11] La capture d'écran de cet échange figure dans la feuille de salle du spectacle.
[12] MALIS, Marie-José et PENARANDA, Albane, « Croire au théâtre », in À voix nue, émission France Culture diffusée le 30/10/2020.
[13] traduction personnelle : dé-qualifier, ne pas utiliser les compétences scéniques des comédien·ne·s ou des danseur·euse·s cf : « Theatricality and amateurism with Catherine Wood and Jerome Bel, Part I » entretien réalisé le 31 juillet 2014 pour The Pew Center for Arts and Heritage, Philadelphie. https://www.pewcenterarts.org/post/theatricality-and-amateurism-catherine-wood-and-j%C3%A9r%C3%B4me-bel-part-i consulté le 13 septembre 2022.
[14] Ibid, traduction personnelle : « bring the performer on stage closer to the reality of the spectator » .
[15] Ibid, traduction personnelle : « Skills are only exciting for the (stupid) performers themselves and the specialized audience (the elite? I am not sure!) » .
[16] Dans Deux ou trois choses que je sais de vous, elle exposait les profils Facebook des spectateur·ice·s, dans Le Grand Sommeil, Helena de Laurens portait au plateau la parole crue de Jeanne une enfant de onze ans, dans Du Sale ! , c'était au tour de la rappeuse Laetitia Kerfa de nous livrer un récit poignant de sa vie, enfin dans __Jeanne_Dark__ , les spectateur·ice·s assistaient au dévoilement de l'intimité d'une adolescente sur Instagram.
[17] ICRES, Fernand, Les Bouchers, mise en scène : ANTOINE, André, Paris, Théâtre des Menus Plaisirs, 19 octobre 1888.
Bibliographie :
-
ANTOINE, André (mise en scène), Les Bouchers, d'après le texte de Ferdinand Icres, création au Théâtre-Libre de Montmartre, Paris, 1888.
-
BEL, Jérome, KURVERS, Maxime, MALIS, Marie-José et SIEFERT Marion (mise en scène), Güven, création au théâtre de la Commune, Aubervilliers, 2021.
-
BEL, Jérôme (conception et mise en scène), Gala, création au Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles, 2015.
-
BEL, Jérome (conception et mise en scène), Disabled Theater, création au Theater Hora, Berne, 2012.
-
BEL, Jérome (conception et mise en scène), The show must go on, création à la Schauspielhaus de Hambourg, 2001.
-
BEL, Jérome et WOOD, Catherine, "Theatricality and amateurism with Catherine Wood and Jerome Bel, Part I", entretien pour The Pew Center for Arts and Heritage, Philadelphie, 31 juillet 2014, Url : https://www.pewcenterarts.org/post/theatricality-and-amateurism-catherine-wood-and-j%C3%A9r%C3%B4me-bel-part-i , consulté le 8 septembre 2022.
-
DOYON, Raphaelle (dir.), Ouvrir la scène, non-professionnels et figures singulières au théâtre, Montpellier, Deuxième Époque, 2021.
-
GARCIA, Rodrigo (mise en scène et texte), Et Balancez mes cendres sur Mickey, représentations au théâtre de la Commune d'Aubervilliers du 28/01/2015 au 15/02/2015, création en novembre 2007.
-
MALAURIE, Christian, « De l'effet de réel à travers la création théâtrale contemporaine » in L'effet de réel, Pierre Sauvanet (dir.), Presses Universitaires de Bordeaux, 2013.
-
MALIS, Marie-José (mise en scène), La vraie vie, d'après le texte d'Alain Badiou, création au théâtre de la Commune à Aubervilliers, 2016.
-
MALIS, Marie-José et PENARANDA, Albane (entretien), "Croire au théâtre" in A voix nue, émission France Culture diffusée le 30 octobre 2020.
-
MOLIERE, "La scène des voyelles, acte II, scène 5, in Le Bourgeois gentilhomme, comédie ballet créée au Château de Chambord, 1670.
-
MUMFORD Meg, GARDE Ulrike, « Staging Real People : on the Arts and effects of non-professional theater performers » in Performance Paradigm 11, 2015.
-
SIEFERT, Marion (mise en scène), __Jeanne_Dark__, création au théâtre de la Commune, Aubervilliers, 2020.
-
SIEFERT, Marion (mise en scène), Du Sale !, création au théâtre de la Commune, Aubervilliers, 2019.
-
SIEFERT, Marion (mise en scène), Le Grand Sommeil, création au théâtre de la Commune, Aubervilliers, 2017.
-
SIEFERT, Marion (mise en scène), Deux ou trois choses que je sais de vous, création au TJCC, festival du Théâtre de Gennevilliers, 2016.
-
TUGLA, Güven, entretien réalisé à Aubervilliers sur son lieu de travail à la mairie, 7 mars 2022.
-
WAGNER, Richard (composition), "La mort d'Isolde" interprété par Waltraud Meier, de l'opéra Tristan et Isolde, dirigé par BAREMBOIN, Daniel, Milan, La Scala, 7 décembre 2007.
***
À propos du/de la rédacteur.ice :
Mathilde Chadeau est doctorante contractuelle en deuxième année d'études théâtrales au sein de l'EA1573 de l'EDESTA (Université Paris 8 - Vincennes - Saint-Denis). Dans le cadre de son Master 2 dirigé par Chloé Déchery, elle a proposé une recherche-création portant sur le rôle créateur du regard des spectateur.ice.s dans la représentation théâtrale à partir d'une analyse phénoménologique des relations intersubjectives entre spectateur.ice.s et performeur.euse.s et d'un laboratoire de création qui a abouti à un spectacle-performance. Elle continue son travail de recherche dans le cadre d'une thèse intitulée : Les performeur.euse.s non professionnel.le.s dans le théâtre contemporain : des enjeux esthétiques de la représentation aux enjeux sociaux et politiques de la démarche, sous la direction d’Éliane Beaufils et de Chloé Déchery. En parallèle de son travail de recherche, elle fonde en 2019 le collectif Secteur in.Verso avec deux autres artistes-chercheuses, Chiara Boitani et Climène Perrin. Ensemble, elles créent le spectacle Ça ne résonne pas / Ça résonne trop qui traite de l'agir face à la crise climatique (RomaEuropa Festival, 2021) et mènent des laboratoires et des ateliers de pratique théâtrale autour des thèmes du spectacle.