« ʻJe me cuiday endormirʼ : poétique de la vulnérabilité et identité nocturne dans l’écriture de Christine de Pizan »
- Rose Delestre
Introduction
Depuis plusieurs décennies déjà, les textes de Christine de Pizan, première femme à écrire en langue française et à vivre de sa plume à la fin du Moyen Âge, suscitent un nouvel intérêt chez de nombreux·ses chercheur·se·s médiévistes. Beaucoup d’études ont déjà vu le jour concernant le statut de l’auteur·e chez Christine de Pizan, concept pourtant exogène à la littérature médiévale classique, mais toutefois moins à celle de la période tardive, et en particulier chez Christine. On a en effet conservé un grand nombre de ses manuscrits autographes, dans lesquels elle s’est appliquée à se représenter de façon plus ou moins prégnante, et ce, sans toujours emporter l’adhésion de ses camarades masculins comme l’ont montré Jacqueline Cerquiglini-Toulet (Cerquiglini-Toulet, 2004, p. 45-56) ou encore Dominique Demartini et Estelle Doudet qui ont exploré l’idée de « scandale » (Demartini, 2017 ; Doudet, 2017) et l’accès problématique à la parole. En effet, Christine semble aimer jouer avec son image, qu’elle ne refuse pas de mettre au jour (Bétemps, 2018, p. 183-184), notamment dans ses manuscrits où elle figure à sa table de travail, comme dans le « Livre de la Reine [1]» :
C’est que Christine, à première vue, ne renonce pas à figurer comme une écrivaine, elle évoque d’ailleurs assez longuement les encouragements qu’elle reçoit des allégories qui viennent la visiter[2], ainsi que les conditions matérielles de son travail notamment dans La Cité des Dames, en parlant de son enluminerece, Anastasie, ou ailleurs, du nombre de ses œuvres :
Depuis l’an mil .iiic.iiiixx. et .xix. que je commençay jusques a cestui .iiiic. et .v. ouquel encore je ne cesse, compillés en ce tendis .xv. volumes principaux sans les autres particuliers petis dictiez, lesquels tout ensemble contiennent environ .lxx. quaiers de grant volume, comme l’experience en est manifeste (Advision, 2001, p. 111)
Cette aisance avec laquelle Christine s’affiche de prime abord n’est pourtant pas totale et provoque des réactions virulentes à son égard, notamment lors de la querelle du Roman de la Rose en 1399, lors de laquelle Gontier Col l’accuse de « presompcion ou oultrecuidance » (Valentini, p. 170). Dès lors, on voit que l’affirmation du statut d’auteur et l’expression de soi ne peuvent se faire facilement, ni de manière identique ou systématique. Christine, nous le verrons, problématise, selon les occasions, l’image d’elle-même car elle a conscience de sa vulnérabilité sur la scène littéraire. Si cette dynamique clair-obscur a déjà été remarquée de nombreuses fois par la critique médiéviste[3] (Paupert, 2002 ; Pomel, 2003), on s’est encore peu interrogé sur l’importance que prenait, à ce sujet, le thème, pourtant récurrent, de la nuit, qui ouvre et clôt les récits de Christine, conditionne de façon stratégique ses songes allégoriques et le chronotope que ceux-ci mettent en place. Elle aime se montrer régulièrement à l’approche de la nuit, en train de glisser doucement vers le sommeil, ou sur le point de se coucher, moments transitoires où paradoxalement, l’activité cognitive redouble d’intensité. En outre, l’œuvre de Christine repose sur un imaginaire nocturne dans la mesure où la nuit connote la dissimulation, le caractère invisible du monde, et surtout, l’absence d’activité qui est selon elle, trop souvent, ce qu’on impose aux femmes de son temps. Pourtant, Christine a tout à fait conscience que parler depuis la nuit, qu’afficher sa nocturnité, à la fois parce qu’elle est une femme écrivain et qu’elle se met en scène dans l’intimité du soir, déplaît aux hommes de lettres de son temps. Dès l’Advision, elle affiche une conscience de sa position ambiguë et l’explique en disant qu’on la lit « plus, comme [ele] tien[t], pour la chose non usagee que femme escripse, comme pieça n’avenist, que pour la digneté que y soit » (Advision, iii, 11, p. 111). Cette marginalité que l’auteure cultive, de nombreux sociologues l’ont remarquée, en relevant que la nuit peut aussi être envisagée comme temporalité structurante pour l’analyse des rapports sociaux de pouvoir et de genre, et qu’elle est aussi le moment des individu·e·s auxquel·le·s la société n’accorde pas de visibilité dans le jour. Le sociologue Thomas Fouquet postule la potentialité de la nuit pour ces individu·e·s :
Une part importante du sens des pratiques réside ainsi dans la gestion d’objectifs potentiellement contradictoires. La contradiction qui se manifeste de la façon la plus nette provient de la volonté de s’approprier un certain nombre d’arguments vecteurs d’une visibilité valorisante, en recourant néanmoins à des pratiques susceptibles d’une stigmatisation sociale importante, appelant ainsi des stratégies d’invisibilité. La tension entre désir de (se) montrer et nécessité de (se) cacher agit avec force sur le déroulement des pratiques, le façonnage des trajectoires, mais aussi la constitution des subjectivités individuelles (Fouquet, 2011)
Cette pratique paradoxale qui consiste à étayer sa voix littéraire depuis une temporalité réservée aux individu·e·s invisibilisé·e·s relève davantage de la performance, du moins d’une construction artistique. Thomas Fouquet parle en effet d’une « stratégi[e] d’invisibilité », et la stratégie est le fruit d’une réflexion qui se veut action. Il y a un désir interventionnel de la part des êtres relégué·e·s dans la temporalité nocturne et Christine s’en remet à une poétique de la vulnérabilité, plutôt qu’à un comportement conforme aux injonctions patriarcales. La nuit est l’espace d’une certaine liberté qui se veut subversive, encore plus dans une période comme le Moyen Âge qui considère la nuit comme une temporalité asociale dévolue aux activités de « subversion de l’ordre urbain » (Verdon, p. 37). Nous observerons dans cet article la mise en scène d’un moi nocturne permettant la mise en avant de la nuit comme une temporalité d’éveil de l’esprit, cet éveil ayant lieu parce que la nuit n’est pas simplement analysée pour ce qu’elle est mais que l’auteure fait d’elle un outil poétique. C’est cet outil poétique qui permet de témoigner des douleurs que Christine ressent, et auxquelles elle répond par un positionnement politique et social personnel, exprimé depuis une nuit poétiquement construite, au sein de la société.
I. Dormir d’un œil, ou le somnambulisme de Christine de Pizan.
Sans se livrer à un exercice rébarbatif, constatons tout de même combien Christine multiplie les images d’elle-même durant la nuit, ou à des moments qui en sont proches, tant dans les textes que dans les manuscrits. La nuit ou le crépuscule sont des moments topiques chez l’auteure qui exploite la forme habituelle – à son époque – du songe, qui met toujours en scène une situation narrative première : un personnage endormi auquel vient une vision (Bach, 2007 ; Corbellari & Tilliette, 2007). De nombreuses occurrences attestent d’un temps de repos et de tranquillité, ou de mélancolie, après une longue journée et où Christine se laisse enfin glisser vers le sommeil. C’est le cas par exemple dans le Dit de la Rose, publié en 1402, quelques mois avant Le Chemin de longue étude. Après le banquet auquel Christine prend part dans ce texte, on assiste à la visite de dame Loyauté lorsque l’écrivaine est couchée, et la structure de ce dit[4] sera une source d’inspiration pour le texte suivant. Dans le prologue du Chemin, Christine évoque la soirée du 5 octobre 1402, où « ja estoit nuit serree », lors de laquelle elle s’apprête à consulter La Consolation de Philosophie de Boèce. Quelques pages de lecture et Christine, réconfortée par le sort malheureux qu’elle partage avec le fonctionnaire romain, se décide à aller se coucher à minuit passée.
Mais il fu temps d’aller coucher,
Car ja estoit mi nuit passee.
Et en assez lie pensee
Je me couchay ; il fu saisons (Le Chemin, 2000, v. 304-308, p. 104)
C’est le même cadre temporel qui régit le début de L’Advision Cristine, puisque Christine nous donne des indications précises qui montrent qu’elle saisit le processus de l’endormissement, telle que la mention de la lourdeur de ses membres détendus : « je me mis au lit, bien lasse. Peu après, alors que mes sens étaient engourdis par la pesanteur du sommeil… » (Advision, Paupert (trad.), 2006, p. 419). C’est également le cas au début de La Cité des Dames, où le sommeil est interrompu par l’apparition brutale des trois dames :
Et je, qui en lieu obscur estoye, ouquel a celle heure soleil rayer ne peust, tressailly adoncques si comme se je feusse resveillee de somme. Et dreçant la teste pour regarder dont tel lueur venoit, vy devant moy, tout en estant, trois dames couronnees, de tres souvenraine reverence (La Cité des Dames, 1975, p. 622)
L’auteure fait bien référence à l’obscurité nocturne, « a celle heure soleil rayer ne peust » et se met en scène dans la nuit, cherchant les rayons du soleil qu’elle ne trouve pas, ayant l’impression d’être sortie du sommeil : « comme se je feusse resveillee de somme ». Christine feint de passer son temps à se délasser dans sa chambre, à somnoler et à dormir dans une temporalité réelle, marquée par les heures et le mouvement du soleil. Pourtant, la nuit est également intéressante en tant que temporalité issue d’une construction poétique, auctoriale, et même sociétale de l’individu·e.
L’auteure cultive constamment une temporalité ambiguë entre sommeil, somnolence et conscience redoublée. La preuve en est que les nuits christiniennes ne sont pas synonymes de sommeil, mais au contraire d’un redoublement des activités de l’esprit : des rencontres et des voyages formidables y ont lieu et l’on y dort finalement peu, comme en témoignent les extraits cités ci-dessus ainsi que cette miniature du f. 101, du manuscrit MS. f. Med., de la Bibliothèque de Boston, au début du Livre des Trois vertus.
Ainsi, bien que les moments nocturnes soient très représentés chez l'auteure, cette temporalité n'est pas au service d’une peinture réaliste de la nuit. Les états émotionnels et les activités qui sont traditionnellement associés à la nuit sont totalement subvertis par la poétique de l’auteure : il est plus intéressant de considérer la nuit pour Christine comme un outil poétique, au service, à la fois d’un portrait spécifique d’auteure et d’un discours habile sur la société de son temps.
II. La nuit comme condition de l’existence féminine : deuil, mélancolie et invisibilisation.
II.1. Figure marginale, temporalité marginale, position marginale
La nuit doit être entendue chez Christine comme liée à une existence placée sous le signe de la douleur et du désespoir, comme c’est le cas dès ses Cent Ballades, et en particulier dans l’une de ses plus célèbres, où elle évoque la mort d’Étienne, son époux :
Seulete m’a mon doulz ami laissiée,
Seulete suy, sanz compaignon ne maistre,
Seulete suy, dolente et courrouciée,
Seulete suy en languour mesaisiée,
Seulete suy plus que nulle esgarée,
Seulete suy sanz ami demourée.
Seulete suy a huis ou a fenestre,
Seulete suy en un anglet muciée,
Seulete suy pour moy de plours repaistre,
Seulete suy, dolente ou apaisiée,
Seulete suy, riens n’est qui tant me siée,
Seulete suy en ma chambre enserrée,
Seulete suy sanz ami demourée (Cent Balades, 1886, p. 12)
Dans cette ballade, la solitude est un leitmotiv matérialisé par l’anaphore du groupe attributif « seulete suy », mais Christine s’emploie surtout à insister sur la claustration qui caractérise son état : elle évoque les issues de sa chambre, derrière lesquelles elle se tient « laissiée » – « huis », « fenestre » – et se représente dans un espace exigu qui connote l’obscurité et l’invisibilité propres à la nuit. Elle se dit « en un anglet muciée », c’est-à-dire cachée, prostrée sur elle-même dans un angle de la pièce.
Cette claustration dans la chambre, mais aussi symboliquement dans le chagrin, se retrouve dans le prologue du Chemin, où Christine dit son abattement, en partie dû à sa situation après la mort de son époux bien-aimé : « Ainsi fus la enserree, /Et ja estoit nuit serree ; /Si huchay de la lumiere, /Pour le dueil qui ennuy m’iere, /Veoir s’en fusse delivre /En musant sus quelque livre ». Isolement, intimité, mélancolie et chagrin, tout laisse entrevoir Christine en plein deuil et la nuit s’apparente plutôt à un état existentiel qu’à une simple temporalité comme l’indique la paronomase entre le verbe serrer et son composé enserree. C’est là une tendance propre à la fin du Moyen Âge (Roch, 2017 ; Cerquiglini-Toulet, 1997), période pendant laquelle le sentiment du temps, perçu comme obsolescent et apocalyptique, gagne en profondeur comme l’indique Charles d’Orléans, par exemple, dans une de ses Ballades :
Au lever et au couschier
Trouveras merencolie
Souvent te feras veillier
La nuit et le jour songier (D’Orléans, 1992, p. 298-300)
À première vue, la nuit est associée à la douleur et à un état existentiel placé sous le signe de la mélancolie et du chagrin. L’auteure met d’ailleurs en évidence, grâce à l’expression de ses multiples expériences nocturnes, les difficultés qu’elle rencontre dans son quotidien : son existence est subalterne, dans la mesure où elle est une femme mais désormais également mère et veuve. Elle doit faire face aux contingences qu’une telle situation engendre et en témoigne notamment dans L’Avision Cristine :
Mais comme ja Fortune m’eust mise en declin de sa roe, disposee au mal que donner me vouloit pour du tout au plus bas me flatir, souffrir ne volt que gaires me durast ycellui tres bon. Pour laquelle dicte Fortune, Mort, lors qu’il estoit en sa fleur, apte et apresté et sus le point, tant en science comme en sage et prudent conqueste et gouvernement, de monter en hault degré, le me tolli en fleur de jeunesce comme en l’aage de .xxxiiii. ans ; et moi de .xxv. demouray chargee de trois enfans petis et de grant mainage (Advision, p.100)
Le fait d’être une femme à la fin du Moyen Âge constitue une difficulté, Christine l’explique ici en rappelant qu’elle est, à l’âge de vingt-cinq ans, « chargee de trois enfans petis et de grant mainage ».
Ce témoignage et l’expression littéraire de cette expérience font écho aux conseils prodigués dans Le Mesnagier de Paris, manuel de conduite de l’épouse du xive siècle qui incitent à considérer l’existence féminine comme une nuit sociale et individuelle, la femme mariée se devant d’adopter une posture extrêmement discrète à l’extérieur qu’on peut considérer comme « nocturne » :
En cheminant, maintenez la tête à droite, les paupières franchement baissées et immobiles, et le regard droit devant vous à une distance de quatre toises, fixant le sol ; évitez de regarder autour de vous ou d’arrêter vos yeux sur un homme ou une femme à droite ou à gauche, de lever la tête ou de laisser votre regard errer sans but ; ne riez pas, ne vous arrêtez pas pour parler dans la rue. Une fois arrivée à l’église, choisissez un endroit caché et solitaire devant un bel autel ou une belle statue (Mesnagier de Paris, 1994, p. 47)
Toutes ces recommandations constituent un portrait de la femme cloîtrée au sein du foyer domestique, constamment reléguée à une posture marginale et nocturne. Les prescriptions de l’auteur du Mesnagier connotent la nuit, de façon concrète : les femmes doivent garder les paupières « baissées », plutôt que de tourner le regard vers le ciel et la lumière du jour, mais aussi et surtout, elles doivent se dissimuler physiquement et rechercher à se « mucier » dans les « anglets » des églises, pour reprendre les termes utilisés par Christine.
Dans le Chemin, Christine a conscience de la faiblesse prêtée aux femmes et elle adopte ces codes comportementaux pour mieux les subvertir. À plusieurs reprises, elle évoque la position dévolue aux femmes et le travail qu’on leur réserve : celui de filer la laine – activité à laquelle sa mère elle-même la destinait. Cette subalternité féminine semble même essentialisée par l’auteure qui ne manque pas non plus de rappeler la faiblesse physique congénitale des femmes sans qu’on sache jamais véritablement si Christine doute de la constitution physique supposément faible des femmes ou si elle ne fait que citer des topoï misogynes déjà surannés à son époque et constamment rebattus, pour mieux les subvertir par la suite.
II.2. La posture du deuil : allégorie nocturne
Le deuil est également très représentatif de cette existence nocturne et dans les textes plus politiques, l’auteure utilise souvent la posture de la mère endeuillée pour témoigner de son chagrin devant les frasques des hommes politiques du temps qui assombrissent dangereusement les possibilités d’un avenir paisible. Dans le planctus[5] de Terre Mère, dans Le Chemin, on entend la plainte d’une mère qui apparaît comme perdue, dans le brouillard des épisodes de guerre civile : « Or me voy tres amere, /Car ma porteure chier tenue /Sur toute riens de moy, par m’ame, /Je voy adés de vertu nue » (Le Chemin, p. 242) ; « Ou est la mere qui douloir /Ne deust de celle affliccion, /Com de voir ses enfans vouloir /L’un de l’autre destruccion ? » (ibid.) La nuit ou une forme de nocturnité est ici perceptible dans la mesure où la Mère ne reconnaît pas le paysage qu’elle a contribué à créer, ni les enfants qu’elle a mis au monde comme en attestent la récurrence du verbe veoir et de la modalité interrogative.
Dans La Cité des Dames, la nuit encadre de nouveau l’existence : Christine est retirée en début de soirée dans sa chambre – « Mais regardé ne l’oz moult long espace quant je fus appellée de la bonne mere qui me porta pour prendre la reffeccion du soupper dont l’eure estoit ja venue » (Cité des Dames, 1975, p. 617) – et est sur le point de débuter la lecture des Lamentations de Mathéolus[6]. « Les parolles et mateires desonnestes » (Ibid, p. 619) qu’elle y découvre provoquent une déception douloureuse et l’auteure exprime son désarroi en dressant un portrait auto-dépréciatif d’elle-même et des femmes, reléguées à une position peu enviable, subalternes et « nocturne », à une existence soporifique et léthargique :
En ceste pensee fus tant et si longuement fort fichiee que il sembloit que je fusse si comme personne en etargie, et me venoyent audevant moult grant foyson de autteurs ad ce propos que je ramentevoye en moy meismes l’un apres l’autre, comme se fust une fontaine resourdant. Et en conclusion de tout, je determinoye que ville chose fist Dieux quant il fourma femme (Ibid., p. 620)
De nombreux textes christiniens ne convoquent ainsi pas l’imaginaire de la nuit seulement pour intégrer le motif littéraire du songe, mais l’utilisent pour évoquer, grâce à un positionnement nocturne, à la fois une position féminine socialement infériorisée et un état psychologique fragilisé qu’il convient de mettre en lumière sur la scène sociale et politique.
II.3. Vers un positionnement politique
Dans L’Advision Cristine, même si Dame Couronnée apparaît à Christine la nuit, le thème sert plutôt à illustrer la vision politique d’une société en pleine guerre de Cent Ans qui semble vouée à l’extinction prochaine, bien loin du faste étincelant et lumineux de ce qui est appellé, au début du texte, la « souche antique ». Dame Couronnée, devenue Courroucée, évoque la prison des Vertus, endroit caractérisé par l’isolement, l’obscurité, par un sommeil et un affaiblissement dignes de la nuit. L’importance de la couleur « pâle et décolorée » (Advision Cristine, Paupert (trad.), p. 435) de la mine de la dame malade montre bien que la nuit est ici une métaphore filée qui sert à traduire l’abattement et le désespoir. Ce scénario pathologique se retrouve jusqu’au début du Ditié de Jehanne d’Arc, dans lequel Christine présente son expérience de la guerre comme une longue pénitence de onze années, avant l’arrivée de la courageuse Jeanne d’Arc :
Je, Christine, qui ay plouré
XI ans en abbaye close,
Ou j’ay tousjours puis demouré
Que Charles (c’est estrange chose !)
Le filz du roy, se dire l’ose,
S’en fouÿ de Paris de tire,
Par la traïson là enclose,
Ore à prime me prend à rire ;
A rire bonement de joie
Me prens pour le temps yvernage
Qui se départ, ou je souloie
Me tenir tristement en cage (Ditié Jehanne d’Arc, 1977, v. 1-12, p. 28)
Une série de notations spatiales et temporelles traduit ici la posture monacale de l’auteure même si le terme de « nuit » n’est pas précisément mentionné. On retrouve les références à l’exiguïté de la cellule de moniale qui n’est peut-être pas loin d’une prison (« cage »), la tristesse avec la mention des larmes et l’adverbe « tristement, ainsi que la poétisation de la souffrance caractérisée comme « yvernage », proche des métaphores utilisées par Charles d’Orléans, qui est bien loin des reverdies des débuts de canso courtoises.
Depuis ces postures discrètes ou ces positions sociales mineures, il nous faut ainsi voir comment peut se déployer la parole, dans une existence résignée et en proie au chagrin, oppressée par la folie des hommes et les inégalités patriarcales que Christine a dénoncées avec vigueur toute sa vie.
III. Énonciation et voyages d’un « oiseau de nuit » : le plaisir de la dissimulation et la transgression sociale du sexe.
III.1. L’origine de la parole et de la posture christiniennes.
Les femmes, coupées de la sphère masculine, ne parlent pas ; elles ne peuvent pas même être locutrices de pièces rassemblées par une femme. Et c’est aussi comme coupure que Christine avait imaginé sa réponse au discours misogyne : La Cité des dames est un « edifice en maniere de closture » destiné à protéger les dames restées jusqu’alors ‘descloses comme champ sanz haye’ (Delale, 2017).
Il semble en effet que les prises de parole restent pour le moins peu affirmées, hormis lors de quelques saillies locutoires où l’auteure affirme sa présence. Globalement, on assiste à une perte de corpulence énonciative, d’autant plus que le discours est souvent délivré dans un espace-temps nocturne et solitaire. Il faut d’abord remarquer que la parole christinienne émane d’un centre apparemment vide, d’un non-corps qui ne peut pas être le support d’une voix qui porte, comme le remarque Fabienne Pomel qui explique que l’auteure « joue de l’identification partielle » (Pomel, 2004, p. 234). Dans Le Chemin de longue estude par exemple, l’auteure est extrêmement discrète et son portrait physique se réduit à quelques « maillettes » pour reprendre une image qui vient de sa plume. Face à l’itinéraire sur lequel la Sibylle de Cumes lui propose de l’emmener, Christine fait état de sa fragilité et de sa faiblesse :
Si m’atournay d’un atour simple,
Touret de nez je mis et guimple,
Pour le vent qui plus grieve a l’ueil
En octobre que grand souleil. (Chemin, op. cit., v. 701-704)
Si elle donne quelques signes de sa tenue habituelle comme la guimpe, elle insiste sur sa vulnérabilité que menace davantage le vent. L’« atour simple » traduit son humilité, une discrétion qui indique une position de retrait de la jeune veuve, le tout étant corrélé par un déficit de crédit intellectuel que Christine fait elle-même peser sur la pertinence de sa parole personnelle : « combien qu’ignorant soie », dit-elle encore dans ses Cent Ballades (op. cit., Bal. I, v. 7). La locution « combien que », typique de l’ancienne langue, entérine une insuffisance du sen[7] et une parole inopportune dont Christine se garde bien.
Plus loin, alors qu’elle observe le travail des Influences et des Destins, l’auteure respecte la règle du silence imposé :
Vi en quel temps tout avendroit
Ce que je cognu la endroit :
A qui, comment et en quel place ;
Mais du dire ja Dieu ne place,
Car sillence tres commandee
Me fu.
De plus, quand ce n’est pas le silence qui est mis en scène, c’est dans un autre rôle subalterne que Christine s’écrit : celui de la simple messagère ou de la porte-voix. Elle se fait par exemple simple « antigraphe » de Libera dans L’Advision (v. 671). Claire-Marie Schertz (2013) l’a rappelé, Christine accumule les postures d’humilité et met en scène une parole mineure ou une parole tout simplement utilisée, mise au service d’une voix plus importante. La dédicace au dauphin Louis de Guyenne, dans le Livre du Corps de Policie, présente le travail comme l’œuvre d’une « humiliee creature ». Parler de soi, s’exposer, n’est jamais spontané chez Christine, elle a conscience des risques qu’elle prend et il arrive même qu’elle orchestre sa propre disparition, du moins énonciative, comme dans Le Livre du duc des vrais amants, dans le prologue duquel elle explique qu’elle ne fait que prêter sa voix à son commanditaire, avant une substitution du « je » :
Si veult que ad ce renouvel
Du temps en soit dit nouvel
Fait par moy qui lui consens,
Car tel et de si bon sens
Je le sçay que son humblece
Prendra en gré la foiblece
De mon petit sentement.
Et par son assentement
Je diray en sa personne
Le fait si qu’il le raisonne (Duc, 2013, p. 136)
Le lexique insiste sur cette posture minorisée, avec la rime [ęs] et le groupe nominal « petit sentement » qui n’appelle pas de discours propre. Christine met en scène une dépossession de sa voix et joue là encore sur l’image de l’écrivain en retraite ou discret, comme lorsque Raison l’investit de son rôle de messagère :
Aprés me dit : « Cristine, chere
Amie, qui scïence as chiere,
Tu rapporteras noz debas
Sicom les a oÿs, la bas
Au monde aux grans princes françois (Le Chemin, 2000, p. 462)
On retrouve encore cette posture dans l’Epistre a la reine, adressée comme requête du peuple à la reine Isabeau de Bavière :
vous, seant en vostre trone royal avironné de honneur, ne povez savoir fors par autruy rappors les communes besoignes tant en parolles comme en faiz, qui queurent entre les subgiez (Epistre a la reine, 1988, l. 20-22)
Dans cette adresse à la reine, Christine justifie explicitement son rôle, sous couvert de l’humilité indispensable dans ces circonstances. Elle met en place une connivence avec la souveraine, qui a besoin de Christine pour connaître « les communes besoignes » de son peuple.
III.2. Un positionnement paradoxal, vers l’expérience de la lumière
Ainsi, si pour Christine et les femmes de son temps, l’état nocturne conditionne à la fois l’existence sociale et l’expression individuelle de soi, la fille de l’astrologue de Charles V est capable de s’extraire de sa condition comme en témoigne par exemple son traité militaire Le Livre des faits d’armes et de chevalerie, en 1410[8]. Elle produit alors une écriture discrète et efficace, tout en devançant la critique des misogynes dont elle est la cible. Christine, en quelque sorte, s’accommode de la position sociale inférieure qu’on impose aux femmes et elle en fait une véritable poétique d’infiltrée, comme elle le suggère dans son Commentaire de L’Advision : « […] il faut savoir que selon la manière de parler des poètes, bien des savoirs secrets et de pures vérités sont dissimulés sous la forme de métaphores, c’est-à-dire de paroles au sens caché » (Adivision, Paupert (trad.), 2006, p. 536). En effet, nous pouvons supposer que tout se joue la nuit chez Christine qui réutilise cette temporalité pour affirmer, au contraire, un accès à la connaissance et un regain de l’activité cognitive.
Cette miniature du ms. Harley 4431 (f. 180v, Le Chemin) atteste du lien entre une existence nocturne successivement représentée par le sommeil, le confinement à l’intérieur du logis, avec l’acquisition du savoir et d’une parole méritant d’être entendus, conférant une identité à la femme auteure : bien que cette dernière soit endormie, le doigt levé de la sibylle indique une activité intellectuelle. Le sommeil dans lequel tombe Christine devient le moment transitoire d’un accès à un nouveau monde refusé aux femmes dans la réalité : « Et je me cuiday endormir, Je n’oz garde de me dormir, Car en grant penser chaÿ » (Chemin, 2000, v. 309-311, p. 104).
Elle signale le début d’une quête de la lumière permise par le sommeil, puisque c’est le moment où elle parcourt le monde. On le voit encore dans le Livre de la Mutacion de Fortune :
Si me levay legierement,
Plus ne me tins en la parece
De plour, qui croissoit ma destrece.
Fort et hardi cuer me trouvay,
Dont m’esbahi, mais j’esprouvay
Que vray homme fu devenu (Mutacion de Fortune, 1959-1966, p. 52)
Le lever et le changement de sexe laissent attendre une nuit pleine d’actions. Pour souligner la richesse paradoxale de ses promenades nocturnes, Christine use souvent du vocabulaire de la lumière et de la découverte, de celui de l’appétit et de l’éveil des sens, devant des richesses paradisiaques qu’elle trouve dans le ciel. Arrivée devant la fontaine de Sapience dans Le Chemin, face aux beautés qu’elle constate, elle utilise le topos de l’ineffable, jouant ainsi sur le caractère paradoxal de cet objet allégorique qui l’attire par sa lumière aveuglante, sollicitant ses sens de manière accrue, alors que l’auteure dort :
Mais je ne diroie la somme
De la beauté des beaulx sentiers
Se vivoie cent ans entiers
Et je ne finasse d’escripre,
Si ne pourroie tout descripre.
Car toutes beautez delitables
Ymaginees plus nottables
Que cuer humain peut resjouïr,
On peut la veoir et oÿr ; (Le Chemin, 2000, p. 132)
Liliane Dulac souligne cette intense activité sensorielle dans les songes christiniens en expliquant que l’auteure compose de véritables « jardins » (Dulac, 2008) qui se rapprochent, par leur caractère enchanteur et paradisiaque, des jardins du Dit de Poissy. Ici le jardin du savoir qui nous est exposé, avec ses « beautez delitables » stimulant immédiatement l’envie d’écrire de l’auteure émerveillée : « se vivoie cent ans entiers / et je ne finasse d’escripre, /si je ne pourroie tout descripre ».
III.3. Ecrire depuis la nuit : trover une parole nouvelle et endosser une position sociale inédite
Les songes nocturnes sont aussi l’occasion pour Christine d’être investie, par les puissances tutélaires qui lui rendent visite, du rôle de messagère des savoirs que les hommes ignorent. Cette position est d’autant plus intéressante qu’elle qu’elle intervient face à ceux dont on reconnaît pourtant la parole, en plein jour, c’est-à-dire de manière officielle dans la société puisque « dans les représentations communes, la politique est implicitement associée au jour » (Collectif Candela, 2017, p. 7) : il ne s’agit plus, dès lors, de délivrer une parole secondaire mais au contraire d’être un relais énonciatif essentiel. Il y a d’ailleurs, dans La Cité des Dames, un certain plaisir pour elle à retourner l’opposition habituelle entre la féminité et la masculinité. Supposément attachée au corps et déficiente sur le plan intellectuel, la féminité est située sur le plan du sensus, alors que celui de la ratio est supposément la partie des hommes. Pourtant, Christine est bien investie d’une parole réparatrice et éclairante dans ses songes, elle doit rattraper les erreurs des hommes en se substituant même parfois à eux : « Et des or est temps que tu assiees ens les grosses et fortes pierres des fondemens des murs de la Cité des Dames. Sy prens la truelle de ta plume et t’aprestes de fort maconner et ouvrer par grant diligence » (Cité des Dames, 1975, p. 676). Le groupe nominal « truelle de ta plume » ne laisse pas de doute, c’est avec l’écriture que Christine va pouvoir « maconner » et « ouvrer ». La miniature 17r du Ms. Add. 20698 de la British Library en témoigne, Christine, bien qu’elle soit en train de rêver, provoque une mise en abîme narrative, dans laquelle elle se plaît à figurer, en creusant les fondations de la Cité, en compagnie de Raison, et munie de la pioche d’Interrogation (Cité des Dames, 1975, p. 676). La nuit est donc pour l’auteure une temporalité multi-dimensionnelle, qu’elle exploite pour transgresser poétiquement les barrières sociales et intellectuelles qu’on dresse devant son genre.
C’est aussi dans la nuit et le songe qu’est révélé l’aveuglement, l’obscurité de la raison de ceux qui ont un accès à la parole en plein jour, dans la société patriarcale. L’écriture et l’exploitation du motif nocturne permettent de produire un contre-discours face aux positionnements misogynes comme celui de l’auteur du Secret des femmes : « Tu puez congnoistre par toy meismes sans nulle autre preuve, que celluy livre fu fait a voulenté et faintement coulouré : car se tu l’as leu, ce te pet estre chose magnifeste que il est traittié tout de mençonges » (Cité des Dames, 1975, p. 649).
Ici, contrairement au discours de l’auteur du Secret des femmes, le texte valorise le corps féminin en tant que lieu possible d’un savoir. L’affirmation de Dame Raison autorise Christine à valoriser le savoir phénoménologique : « par toy meismes sans nulle autre preuve ». Peu à peu, nous avons donc affaire à une parole qui éclaire la nuit, mais aussi et surtout la raison obtuse et embuée de ceux qui maintiennent une polarité discriminante jour/nuit-homme/femme. Ainsi, Christine n’hésite pas à faire des réapparitions remarquées sur la scène que constituent ses textes. Si la discrétion est de mise chez cette auteure, elle ne saurait être autre chose qu’un dispositif poétique mis au service d’une parole plus percutante.
Christine ne subit pas la discrétion dont elle fait preuve, elle en est maîtresse : dans Le Livre du duc des vrais amants, elle reparaît discrètement mais de manière évidente à travers la subversion qu’elle fait subir à l’énonciation et au personnel courtois du récit. Alors qu’elle s’engage, dans ce dit, à parler pour le jeune duc, l’auteure ridiculise régulièrement le personnage. Par un effet burlesque, Christine ampute le déroulement narratif du dit à chaque fois que l’occasion est venue de présenter le duc comme brillant et elle introduit une polyphonie ironique, par laquelle elle reconquiert sa voix. Prêt à jouter, le duc est par exemple trop jeune pour ouvrir le combat et c’est son cousin qui peut effectuer cette tâche (Duc, 2013, v. 938-950). À partir du vers 1042, alors que le duc s’avance en posture de combat et qu’il progresse dans l’espace, c’est une déception nouvelle qui se prépare et Christine subvertit la valeur courtoise de l’humilité puisque le duc renonce de lui-même à narrer son exploit, au profit de ceux de son cousin : « mais pour ce / Que c’est honte de compter /Son mesmes fait, raconter /Ne vueil plus en ce cas cy » (Duc, op. cit., 1084-1087). Ainsi, en faisant dire au duc qu’il accepte l’humilité de l’amant courtois, c’est sa propre voix ironique que Christine laisse resurgir, instaurant une polyphonie énonciative qui lui permet de saper de l’intérieur son personnage tout en respectant son initiation à la courtoisie. Elle est donc loin de se cantonner au rôle de porte-voix qu’elle annonce endosser au début du récit. Cette autorité qu’elle laisse apparaître est finalement toujours présente en filigranes, et si l’on sait que Christine a l’habitude de superviser l’organisation de ses manuscrits, on peut remarquer que dans les miniatures du manuscrit du Livre du duc, l’auteure n’agit pas différemment. Didier Lechat remarque cette présence en clair-obscur malgré l’absence de biographèmes dans ce dit :
Le décalage entre ses aspirations personnelles et le fait qu’elle exécute un travail de commande doit inciter le lecteur à rechercher et décrypter les détails révélateurs d’une présence en pointillé ou d’une subjectivité de l’auteur[e] discrètement immiscée dans le texte (Lechat, 2015, p. 691) [9]
« La présence en pointillés » résume le jeu d’ombres chinoises auquel l’auteure se livre, et tout l’enjeu est de le « décrypter », car Christine n’observe ni le silence ni la réclusion, mais les établit en postures auctoriales et en fixe les bornes.
Cette présence insaisissable est donc savamment orchestrée, au point que Christine n’hésite parfois pas à réduire ou à supprimer la distance entre elle-même et les modèles féminins qui lui servent de personna littéraires. Les comportements traditionnellement associés à la féminité, comme le remarque Claire-Marie Schertz, se révèlent finalement être des tremplins énonciatifs : « l’association de l’humilité et du caractère quasi exceptionnel de sa féminité dans un monde presque exclusivement masculin lui donne le courage de s’exprimer. De faiblesse, sa féminité se transforme en force ». C’est le constat qu’avait aussi posé Simone Roux en étudiant le rapport de Christine à la société de son temps : « elle coupe l’herbe sous le pied de ses détracteurs en se posant comme modeste » (Roux, 2006, p. 238). Dans le prologue du Livre du Corps de Policie, elle forme le vœu d’« estre passionne comme femme » (Le Livre du Corps de Policie, 1998, l. 7, p. 1) La subalternité féminine est ici affirmée comme force et nous sommes désormais loin du jeu de mots des Cent Ballades grâce auquel l’auteure se nomme. De la même manière, dans La Cité des Dames, Christine est régulièrement nommée par son prénom par Raison qui l’encourage à ne pas croire tous les discours infériorisants qu’elle lit sur les femmes : « l’opinion et dit des hommes communement est que elles n’ont servy au monde, ne servent, fors de porter enffans et de filler » (Cité des Dames, 1975, p. 746), car elles sont capables au même titre que les hommes de se mêler de savoir. Les femmes de La Cité des Dames sont courageuses, vertueuses, héroïques, et affirment leur féminité parfois avec une certaine violence, comme la reine Sémiramis qui arbore avec insolence des cheveux dénoués, traduisant le désir d’affirmation de soi et de son sexe de la part de l’auteure. C’est le cas lorsqu’il est question de Lilie, qui encourage d’une manière particulière son fils Théodoric à reprendre courage pour le combat, alors qu’il battait en retraite : pour l’humilier, elle lève sa robe et le rabaisse au rang de nourrisson fragile, le destituant de sa posture de chevalier. Si le fait de se dévêtir jette encore une fois le discrédit sur le corps et le genre féminins, il n’en reste pas moins que c’est ce qui motive la reprise du combat contre Odoacre. Lilie accepte la condition féminine dans la société patriarcale mais sait que par ce biais, elle permet à son fils de conserver son courage. C’est la posture permanente de Christine qui établit la vulnérabilité et la fragilité de la position féminine, les admet de manière subversive avant de les détourner pour en faire le lieu d’une force d’action. La même démarche est à l’œuvre dans l’épisode qui raconte l’histoire d’Arenie/Arachné :
Autre science plus necessaire trouva ceste feme : car ce fu celle qui premierement trouva la manière du lin et chanvre cultiver, ordener, roir, teiller, cerencer, et filler a la quenoille et faire toilles. […] Ceste Arenie aussi trouva l’art de faire roiz, laz et fillez a prendre oysiaulx et les poyssons (Cité des Dames, 1975, p. 753)
Si c’est bien la femme qui s’occupe du tissage et du lin, c’est surtout elle qui en révèle le pouvoir créateur : la vulnérabilité et la subalternité ne sont donc pas des états mais des postures travaillées. Si ces deux conditions peuvent coïncider symboliquement avec la nuit, entendue ici comme absence de participation sociale, elles se révèlent plutôt être le point de départ d’une action subversive, car la couturière, si elle occupe une profession considérée comme une basse besogne et surtout une besogne féminine par la société patriarcale, est aussi celle qui invente de quoi pêcher.
Conclusion
Au premier abord, Christine semble accepter une position vulnérable que lui impose la société patriacale, encore plus lorsque celle-ci se targue d’écrire. Cette position subalterne est très souvent convoquée et mise en lien, dans l’écrit, avec le thème de la nuit, produisant un phénomène d’écho. Le genre littéraire du songe qui met en scène la narratrice recluse ou en train de s’endormir, de rêver ; l’espace exigu de la chambre, du foyer ou de la cellule monacale, la dissimulation énonciative derrière des rôles secondaires de témoin, de messager, la figure de la veuve constituent une « nuit » de l’existence sociale, mais aussi une nuit littéraire, tant l’auteure se dévalue ou prétend écrire pour un·e autre. Pourtant, Christine fait de la nuit un terrain de conquête et d’action, elle retravaille l’humilité qu’elle semble adopter pour devancer les critiques et c’est d’ailleurs cette nuit qui lui permet ses audaces. Si elle s’en prend aux écrivains misogynes de son temps ou qu’elle révèle aux hommes de pouvoir leur aveuglement, ce n’est que parce que son récit prend pour cadre la sphère privée du foyer domestique, de l’étude de clergece, de la chambre à coucher : l’auteure construit ainsi une posture, une identité nocturne, qui lui permet adroitement de fournir un discours paradoxalement éclairant depuis l’obscurité d’où elle parle, « car petite clochete grant voix sonne » comme elle le rappelle dans l’Epistre Othea (1999, v. 48).
[1] On appelle « Livre de la Reine » la manuscrit Harley 4431, conservé à la British Library, comprenant des œuvres de Christine assemblées pour la reine Isabeau de Bavière, vers 1410. On voit ici Christine dans son étude, f. 4r°.
[2] On pense par exemple à Dame Opinion, dans L’Advision Cristine, qui lui dit « Mais aprés ta mort, venra le prince plain de valeur et de sagesce qui par la relacion de tes volumes desirera tes jours avoir esté de son temps et par grant desir souhaidera t’avoir veue », ou bien à Nature : « Ou temps que tu portoies les enfans en ton ventre, grant douleur a l’enfanter sentoies. Or vueil que de toy naissent nouveaulx volumes, […] lesquels en joie et delit tu enfanteras de ta mémoire, non obstant le labour et traveil, lequel tout ainsi comme la femme qui a enfanté, si tost que elle ot le cry de son enfant oublie son mal, oublieras le traveil du labour oyant la voix de tes volumes ».
[3] Pensons par exemple à la polyphonie énonciative qui structure (ou dé-structure) le Livre du duc des vrais amants, ou encore aux allégations de Christine elle-même qui revendique la parole « oscure » dans le commentaire qu’elle fournit en appendice, à L’Advision Cristine.
[4] Le dit est un genre littéraire spécifiquement médiéval, qui fait, par son nom, d’abord référence à la modalité d’expression des textes qui ne sont plus chantés mais théoriquement lus et énoncés. Ce serait donc un texte qui se positionne face au poème lyrique, mais cet argument est insuffisamment définitoire, puisque certains dits contiennent des insertions lyriques, en premier lieu ceux de Christine. Il est plus prudent de retenir que le dit est une forme nouvelle d’écriture, entre poésie, expression de soi et écriture didactique. Pour cette dernière dimension, la concurrence ou l’interchangeabilité des termes « dit », « di(c)tié », « trai(c)t(i)é » en rend compte. Voir Monique Léonard, 1996.
[5] Un planctus est une pièce lyrique traditionnelle dans les littératures anciennes et consacrée à la déploration.
[6] Le Liber lamentationum du clerc Mathéolus a été composé en latin, vers la toute fin du xiiie siècle, et a été traduit par Jean Lefèvre à la fin du siècle suivant. Ce texte est profondément antiféministe.
[7] Le sen désigne, dans la langue médiévale, les facultés intellectuelles, et plus globalement toute forme de capacité cognitive.
[8] Nous savons d’ailleurs que ce traité fera l’objet d’une réécriture qui a tenté de déposséder l’auteure de son œuvre, en y insérant cette fois la figure d’un auteur masculin.
[9] Voir aussi Isabelle Bétemps, « Un chemin enluminé : Le Chemin de longue étude de Christine de Pizan et le cycle de miniatures du manuscrit Harley 4431. La promotion de la femme auteure », in « Cel corn ad lunge aleine ! ». Mélanges en l’honneur de Jean Maurice, dir. H. Heckmann, B. Langenbruch et N. Lenoir, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016, p. 257-276.
Bibliographie :
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À propos du/de la rédacteur.ice :
Rose Delestre est professeure agrégée de Lettres Modernes, formée en études de genre par l’IGEND de Genève, et assistante-doctorante au département de langues et littératures françaises et latines médiévales de l’Université de Genève. Elle prépare une thèse intitulée « ‘Panser’ le corps vulnérable : fictions et poét(h)iques médiévales du ‘care’ », dirigée par Yasmina Foehr-Janssens et Fabienne Pomel (Rennes 2). Elle s’intéresse aux rapports entre fiction médiévale et soin, en étudiant notamment la représentation de la vulnérabilité physique du corps (handicap, maladie, particularités de genre) et les fonctions thérapeutiques et éthiques des poétiques fictionnelles médiévales. Elle est membre de la SIEFAR, des programmes en études médiévales et en études genre de la Conférence universitaire de Suisse occidentale (CUSO), ainsi que du réseau LIMA.GE et de la Société suisse des études genre (SSEG). Elle a également écrit un article intitulé « De l’empathie et du soin dans la fiction médiévale française. Étude poéthique de quelques récits de femmes maltraitées aux XIIe et XIIIe siècles », à paraître dans la revue Notos.