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« Le Fonds Chéreau à l’IMEC : une expérience intime et solitaire »

- Marine Deregnoncourt

Introduction

« L’archive agit comme une mise à nu ; ployés en quelques lignes, apparaissent non seulement l’inaccessible mais [aussi] le vivant […].

Il n’y a pas de doute, la découverte de l’archive est une manne offerte justifiant pleinement son nom : source »

Arlette Farge[1].

 

Fondé en 1988 par des professionnels de l’édition et des chercheurs, l’IMEC (l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine) s’attache à conserver et à mettre en valeur des fonds d’archives spécifiques à des maisons d’éditions et à des artistes. Installé à l’abbaye d’Ardenne, près de Caen en Normandie, l’IMEC favorise un huis-clos avec les archives qui y sont disponibles et façonne par là même la rêverie « du chercheur solitaire » (Valérie Nativel, p. 320), invité à un voyage immersif, au cœur de la création artistique.

En effet, l’IMEC abrite non seulement la bibliothèque-confessionnal, mais aussi les espaces d’hébergement réservés aux chercheur.euse.s. Le rythme de vie monacal proposé par cette institution génère une posture différente de celle adoptée dans d’autres bibliothèques, tels que les sites de la BNF par exemple. De fait, la « création d’un espace et d’un temps spécifiques, d’une enclave, contribuent à la réception de cette intimité du fonds » (V. N., p. 323).

Disponible à l’IMEC, le Fonds Chéreau comprend 375 boîtes d'archives. Ce fonds reprend tout type de document ayant appartenu à l’artiste (ex. : note de frais, contrat ou carte postale). Oser une telle démarche de déposer de son vivant, en 1996, ses archives personnelles dans ce lieu, relève d’un rapport particulier à l’intime. Dès lors, comment l’intime paraît-t-il une notion opérante pour aborder l'expérience solitaire du chercheur, en résidence à l’IMEC, face à ce type de sources ?

L’adjectif « solitaire » évoque également Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès. En effet, dans les années 1980 au Théâtre des Amandiers à Nanterre, Patrice Chéreau vit « l’âge d’or »[2] de sa carrière et marque l’histoire du théâtre en devenant le relais et le passeur privilégié de l’œuvre koltésienne :

  • 1983 : Combat de nègre et de chiens connaît un succès équivoque, car la critique salue davantage le metteur en scène que le dramaturge[3] ;

  • 1986 : Après Combat de nègre et de chiens, Bernard-Marie Koltès écrit Quai Ouest pour Patrice Chéreau[4], mais cette nouvelle mise en scène est un échec (Valérie Nativel, p. 190) ;

  • 1987, 1988 et 1995 : Dans la solitude des champs de coton[5] ;

  • 1988 : Retour au désert (V. N., p. 64 et 87)[6].

 

Quand un metteur en scène s’intéresse à la (quasi) totalité d’une œuvre, cela lui permet non seulement d’interroger ce répertoire théâtral dans toute sa richesse et sa complexité, mais aussi de comprendre, voire de restituer les différentes interprétations d’un même texte. Patrice Chéreau revient à trois reprises — fait exceptionnel, faut-il le souligner — sur Dans la solitude des champs de coton, texte qui est pour lui une matrice, autant formelle que topique. L’artiste accorde ainsi une importance cardinale des mots, grâce à sa rencontre avec le théâtre de Bernard-Marie Koltès, et au combat qu’il a dû lui-même mener pour le comprendre et l’interpréter.

Dans ce contexte, la « solitude » ou le caractère « solitaire » de la démarche du chercheur peut s’apparenter, soit à un processus de deuil, soit à « une libération du patronage de Bernard-Marie Koltès » (V. N., p. 323). Du vivant du dramaturge, la vision de Patrice Chéreau pouvait sembler strictement cadrée par le texte koltésien. Post mortem, en 1995, la troisième mise en scène chéraldienne offre au public une interprétation inédite, fondée sur la prépondérance du mot « désir » et allant dans un sens contre-auctorial (Anne-Françoise Benhamou, p. 93-95), en d’autres termes, qui ne correspond pas aux souhaits et aux attentes de Bernard-Marie Koltès. Le terme « désir » est prononcé onze fois par le Dealer et sept fois par le Client, les deux protagonistes de la pièce de théâtre. Néanmoins, Patrice Chéreau nuance ses propos en insistant sur les paravents que Bernard-Marie Koltès a insérés dans sa pièce de théâtre afin qu’elle ne soit pas assimilée à une potentielle scène de « drague » homosexuelle, bien qu’elle en possède tous les mécanismes. Cette troisième et ultime mise en scène demeure, depuis l’année de sa création, indissociable du texte koltésien.

 

Il faut également savoir que Patrice Chéreau ne travaillait jamais à partir de ses notes prises dans le cadre de ses anciennes mises en scène, y compris lors de reprises. Tel est précisément le cas en 1995 quand il décide de monter, pour la troisième fois, Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès. Il ne souhaitait pas être influencé par le travail qu’il avait pu mener auparavant sur ce texte en vue de poser un regard inédit sur cette pièce.

Dans le cadre de cet article divisé en trois parties et fondé en partie sur la thèse de doctorat de Valérie Nativel, nous entendons, tout d’abord, définir l’intime et envisager, ensuite, comment et pourquoi il peut s’appliquer au Fonds Chéreau se trouvant à l’IMEC. Enfin, nous nous livrerons à un exercice de prise de distance vis-à-vis de notre pratique de recherches et en témoignant de notre propre expérience dans cette institution singulière.

I. L’intime : définition, enjeux et implications

Dès qu’il y a lieu de définir « l’intime » et « l’intimité », force est de constater que la tâche s’avère éminemment complexe. Soit cette approche étymologique, proposée par Jean-Gérard Lapacherie :

 

Le latin compte deux antonymes : intus, qui signifie « au-dedans », « dedans », « intérieurement » et externus ou exter ou externus […], « extérieur », « externe », « du dehors ». Ces adjectifs, au degré comparatif, font interior et exterior et au degré superlatif intimus, « le plus en dedans », « le plus intérieur », « le fond de », et extimus, « placé à l’extrémité », « qui est au bout », « le plus éloigné » […]. En latin, intimus et extimus, employés au neutre pluriel, ont une valeur de nom. Dans le cadre de la problématique de l’intime, intime et extime sont des adjectifs substantivés, comme disent les grammairiens. Ils ne désignent donc pas des qualités, mais des catégories. Ils permettent de classer et éventuellement de penser des faits, des données, des réalités littéraires ou culturelles (Jean-Gérard Lapacherie, p. 11).

 

Si ce chercheur insiste sur la valeur superlative de l’étymon latin, c’est qu’elle induit une idée d’extrême (Aline Mura-Brunel, p. 6). L’intime désigne ainsi ce qui est le plus intérieur à soi. Est intime ce qui s’oppose à l’extérieur et apparaît constitutif de la profondeur de l’être. En miroir, l’intimité révèle un type de relation de soi à soi et de soi aux autres. En tout état de cause, il s’agit là de ce qui est corrélé à l’intériorité : « L’intime se définit comme ce qui est le plus au-dedans et le plus essentiel d’un être ou d’une chose, en quelque sorte l’intérieur de l’intérieur » (Jean-Pierre Sarrazac, p. 67).

En ce sens, la définition proposée par Daniel Madelénat paraît éclairante :

 

Intime et intimité désignent d’abord une dimension interne, profonde, qu’ignorent l’observation, l’analyse logique, l’esprit de géométrie : l’incommunicabilité de l’existence ou de l’expérience individuelle, la particularité de la vie domestique, la singularité ultime d’une personne (ou, par analogie, d’une chose) ; puis, par extension, l’art qui représente la vie intérieure ou privée, ou, par métonymie, l’atmosphère qui en favorise l’épanouissement […]. D’un centre spirituel – la conscience, le miroir abyssal du moi – on passe [...] à des zones spatiales ou à des segments temporels aux limites indécises : calme quotidienneté, rapports substantiels et profonds avec les personnes ou les choses (tout ce que les Anglais nomment privacy ou intimacy et qu’exprime avec moins de connotations notre vie privée) (Daniel Madelénat, p. 24-25).

 

Ces propos placent le moi et ses relations au cœur du débat. Ainsi, l’intime confronte à la fois à soi-même et à l’autre et donne forme à « ce qui reste à jamais hors de portée de tout regard extérieur » (Jean-Pierre Sarrazac, p.  80). En l’occurrence, les archives qui composent le Fonds Chéreau peuvent, de prime abord, ne pas paraître destinées à la recherche scientifique, car elles concernent la vie proprement intime et privée de l’artiste. Or, le simple fait que Patrice Chéreau ait légué de son vivant ses archives à l’IMEC tend à démontrer que ces documents donnent pleinement matière à réflexion à celles et ceux qui entendent s’intéresser à son geste artistique. Dès lors, elle a beau être intime, l’archive peut néanmoins tolérer le regard des chercheur.euse.s, notamment depuis l’inauguration de l’IMEC, et devenir véritablement une source de travail.

II. L’IMEC : la rêverie du chercheur en solitaire face au Fonds Chéreau

 

« Déposer ses archives, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une institution, revient […]

à confier quelque chose a priori de non public, de plus ou moins privé, de secret, voire d’intime

(peut-être existe-t-il aussi une sorte d’intimité des institutions ?) »

Olivier Corpet[7].

Davantage qu’un secret corrélé à la confidentialité – clause qui paraitrait d’ailleurs consignée dans un règlement –, l’IMEC instaure un climat de confiance, à échelle humaine. Fondé, comme indiqué précédemment, en 1988 par des chercheur.euse.s et des professionnel.le.s de l’édition, ce lieu singulier tend à conserver et à valoriser des fonds d’archives.

Situé à l’abbaye d’Ardenne, près de Caen en Normandie, l’IMEC invite les chercheur.euse.s à un voyage immersif, au cœur de la création artistique. La spécificité de l’IMEC réside en « sa conception totalisante de l’archive » (V. N., p. 322), car tout y est conservé, qu’il s’agisse d’un contrat, d’une note de frais, d’une carte postale ou d’un coin de nappe sur lequel Patrice Chéreau a noté une idée au cours d’un repas.

Pilier de l’institution, le principe du dépôt rend complexe l’articulation entre les notions de public et de privé, cristallisées « autour de l’idée de propriété » (Valérie Nativel, p. 322). De fait, l’archive se voit confiée à l’IMEC mais la personne déposante demeure seule et unique propriétaire de son fonds[8]. Le patrimoine privé s’ouvre ainsi au public : « [D]époser son archive, ce n’est en aucun cas s’en défaire mais c’est bien au contraire reconnaître, en la constituant, son existence ; c’est, à proprement parler, s’instituer » (Nathalie Léger, p. 7).

Dans les boîtes d’archives du Fonds Chéreau, se trouvent des documents rares qui permettent d’approcher et de saisir au mieux et au plus près le geste de l’artiste grâce à des notes, des dessins, des extraits de textes lus, des références filmiques et musicales ou des titres d’ouvrages. Un tel parti pris d’archivage induit une rêverie, exacerbée par le lieu : une abbaye dans laquelle les chercheur.euse.s se retirent en vue de vivre au cœur des archives, ici du spectacle vivant. Datant du XIIe siècle, le site de cette institution patrimoniale, logé en dehors des tumultes de la ville de Caen, se compose à la fois d’une bibliothèque, comparable à un confessionnal, et d’espaces permettant d’héberger les visiteur.euse.s. 

En ce qui concerne « l’archive de théâtre », elle permet d’invoquer « des fantômes, réminiscences de spectacles disparus » (V. N., p. 323). Nous pourrions même ajouter des artistes qui, même s’ils ont disparu, laissent ces réflexions et ces créations en héritage. En dépit du caractère éphémère de la représentation, l’archive rend ses consultant.e.s spectateur.trice.s de l’événement créé par un artiste spécifique :

 

[L]’archive de théâtre, c’est quelque chose qui fait de moi, moi qui consulte les archives, qui les scrute et les interroge, une sorte de spectateur différé. On n’est pas seulement spectateur de ce qui a lieu dans un temps homogène à celui dans lequel on vit, on l’est aussi de ce qui a eu lieu dans d’autres, anciens, passés. L’archive ébranle les caractéristiques temporelles de notre vie pratique et agrandit celles de notre vie intellectuelle et sensible[9].

 

Le Fonds Chéreau demeure exhaustif, car il contient l’intégralité des archives de l’artiste, que ce dernier jugeait encombrantes mais néanmoins nécessaires. Même s’il s’en est toujours défendu, sans doute a-t-il voulu laisser ainsi une trace de son œuvre et de son travail réflexif, mené, durant près de 50 ans, au service de créations artistiques à l’échelle européenne :

 

J'étais encombré par les archives, j'écris beaucoup, je prends des notes que je ne consulte plus jamais, que je n'ai aucune raison de conserver et qui m'encombrent psychologiquement. Mon obsession, c'est de ne plus refaire pareil : le fait de ne pas avoir d'archives chez soi est un élément déterminant pour aller de l'avant. Je suis tourné vers le présent, éventuellement vers le futur. Je ne garde les archives que le temps du spectacle, en relisant parfois les premières idées du projet pour savoir si j'y suis resté fidèle, je refais le chemin. Toute cette énergie intellectuelle peut remplir jusqu'à quatre classeurs... Une fois la pièce, le film terminé, je mets les documents qui s'y rapportent dans des caisses à destination de l'Imec[10].

 

En tout état de cause, l’archive fait accéder non seulement à la relation intime définissant les rapports du metteur en scène avec les textes théâtraux auxquels il souhaite donner vie sur un plateau, mais aussi et surtout à un lieu en vase clos empreint de solitude ; celle d’un artiste face à son œuvre. Faire don de ses archives permet vraisemblablement à Patrice Chéreau — normalement si secret — de se livrer sans devoir trop se dévoiler. En effet, si la consultation s’avère possible, le processus de déchiffrement de l’intégralité de ses notes, quant à lui, met les chercheur.euse.s véritablement à l’épreuve et leur apprend la patience, tant l’écriture de l’artiste demeure illisible. J’en ai fait moi-même l’expérience, lors de deux séjours liminaires, en septembre 2019 et en août-septembre 2022, à l’IMEC dans le cadre de mes recherches doctorales, dédiées à la mise en scène de l’artiste de Phèdre de Jean Racine.

 

 

III. Vivre à huis-clos avec les archives chéraldiennes : une expérience spectrale

J’entends me livrer ici à un exercice inédit en m’efforçant de me distancer de ma pratique de recherche pour mieux me questionner sur la posture intime qui fut la mienne lors de mes séjours en résidence à l’IMEC.

Du mardi 10 au vendredi 13 septembre 2019, je me suis rendue — sur les conseils et sur les vives recommandations de Valérie Nègre[11] — pour la première fois à l’IMEC. Seule face à moi-même et devant cette écriture illisible de Patrice Chéreau, j’ai été, d’emblée, fascinée par la rareté et la préciosité des documents auxquels j’étais honorée d’accéder. Assurément, je suis sortie grandie de cette expérience, laquelle m’a également permis de rencontrer des gens éminemment intéressants et intéressés par les sujets de recherches des un.e.s et des autres.

 

Ce qui m’a le plus impressionnée et le plus charmée, dès ce premier séjour à l’IMEC, c’est le fait que ce lieu soit véritablement pensé pour les chercheur.euse.s avec une attention accrue à leur bien-être, et ce, pour un prix défiant toute concurrence[12]. C’est ce qui rend cette institution unique en son genre[13].

J’ai ardemment souhaité revenir à l’IMEC du mardi 30 août au vendredi 2 septembre 2022 afin d’y finaliser mon manuscrit de thèse. Rencontrée lors de mon premier séjour, Nathalie Léger m’a informée — et ses deux collaborateurs me l’ont confirmé — qu’il s’avérait possible pour les chercheur.euse.s d’accéder à l’IMEC en vue de mettre un point final à leurs recherches. Effectivement, au cours de mon deuxième séjour, j’ai pu constater qu’en bibliothèque, certaines tables étaient prioritairement réservées aux personnes ne consultant pas d’archives. Une fois installée à cet endroit précis, j’ai, à nouveau, pu mesurer ma chance et mon bonheur d’être là, dans ce « temple du chercheur » — comme je me plais à le nommer — au cœur du geste artistique de Patrice Chéreau et de tant d’autres.

En définitive, mon expérience vécue, à trois reprises[14], à l’IMEC s’est révélée spectrale ; le spectre permettant d’exprimer, au présent, le passé (Delphine Édy, p. 202). En l’occurrence, ce passé ne passe pas et ne cesse d’être ressassé. Dans le cas des archives du Fonds Chéreau, elles s’avèrent, en majeure partie, liées aux textes théâtraux, spectraux en eux-mêmes, car ils sont perpétuellement (re-)mis en scène, voire traduits et réécrits, tout en appartenant à leur époque ; paramètre qui ne peut être changé. Le texte de théâtre est également, d’une part, fantomal, en tant qu’il est, par un phénomène de transtextualité, hanté et habité par d’autres textes. D’autre part, il demeure en attente d’une représentation. C’est ainsi que le texte théâtral en puissance apparaît comme le spectre en acte de la mise en scène. Dans ce contexte, l’archive de théâtre paraît être le spectre d’un spectre.

Conclusion

Dans le cadre de cet article relatif aux archives disponibles à l’IMEC, nous avons tenté de définir l’intime. Nous avons constaté d’emblée que la tâche s’avérait éminemment complexe. Qu’à cela ne tienne, nous nous sommes appuyée sur la définition étymologique de Jean-Gérard Lapacherie ainsi que sur celle de Daniel Madelénat, liée au « moi ». Jean-Gérard Lapacherie insiste sur la valeur superlative de l’étymon latin intimus, car celui-ci s’avère corrélé à une idée d’extrême. L’intime renvoie ainsi à ce qui se situe le plus à l’intérieur de soi et paraît constitutif de la profondeur de l’être. Quant à Daniel Madelénat, il centre sa définition sur les relations intimes du moi. Dès lors, l’intime confronte à la fois à soi-même et à l’autre et donne forme au privé, autrement dit à ce qui est censé demeurer à l’abri du regard extérieur.

La visée de l’archive interroge précisément la notion d’intime. En effet, l’archive a beau relever de l’intimité, elle peut toutefois s’avérer, surtout depuis l’inauguration de l’IMEC, soumise au regard des chercheur.euse.s, et devenir véritablement une source de travail. C’est ce que nous nous sommes plu à envisager dans la deuxième partie de notre article dédiée au Fonds Chéreau, disponible à l’IMEC.

Situé à l’abbaye d’Ardenne, l’IMEC favorise un huis-clos avec les archives qui y sont disponibles et offre par là même une occasion pour le chercheur de rêver en solitaire, en l’invitant à un voyage immersif à la rencontre du geste artistique. Dans les 375 boîtes d’archives du Fonds Chéreau, se trouvent des documents rares qui permettent d’approcher et de saisir au mieux et au plus près le travail de l’artiste grâce à des notes, à des dessins, à des extraits de textes lus, à des références filmiques et musicales ou des titres d’ouvrages. Il existe donc à l’IMEC une ambition totalisante de l’archive, laquelle invite à découvrir l’intimité créatrice d’un artiste, sans pour autant tout dévoiler.

En ce qui concerne spécifiquement « l’archive de théâtre », elle permet de convoquer et de faire revenir des fantômes. Autant de réminiscences de spectacles par nature éphémères et d’artistes qui ont beau avoir disparu, ils continuent de marquer les esprits de celles et de ceux qui restent et qui souhaitent transmettre leur héritage. Dans ce contexte, l’archive rend ses consultant.e.s pleinement spectateur.trice.s, certes différé.e.s mais néanmoins actif.ve.s au présent, de l’événement créé par un artiste singulier. C’est bien cela qui s’avère rare et précieux.

Dans l’ultime partie de cet article, je me suis livrée à un exercice inédit en prenant de la distance vis-à-vis de ma pratique de recherches et en proposant une réflexion sur ma venue, en 2019 et en 2022, dans cette institution singulière. Ces expériences liminaires rencontrent pleinement la définition de l'intime telle qu'elle se joue dans le fait d’archiver. De fait, elles m’ont permis de me retrouver face à moi-même et à la solitude de mon être pour mieux servir la recherche et approcher la pensée en mouvement d’un artiste singulier.

Plus personnellement, cette expérience vécue à l’IMEC s’est véritablement révélée spectrale, dans la mesure où le spectre, lié à un passé qui ne passe pas et qui ne cesse d’être ressassé, définit ma propre pratique de recherches, tant elle demeure façonnée et déterminée désormais par le geste artistique de Patrice Chéreau.

 

 

 

[1] Farge, Arlette. Le Goût de l’archive, Paris : Seuil, 1989, p. 14-15. 

[2] Fonds Chéreau, IMEC, CHR 11.7.

[3] Patrice Chéreau défend Bernard-Marie Koltès en ces termes : « nous autres, metteurs en scène, sans les auteurs nous ne sommes rien ».

Stratz, Claude. « Chéreau et Marivaux », De la Scène à l’écran, Paris : CNDP, 2007, p. 78.

[4] Benhamou, Anne-Françoise. « Genèse d’un combat : une rencontre “derrière les mots” », Genesis, n° 26, 2005, p. 51. 

Bernard-Marie Koltès répond à un journaliste : « je n’écris pas pour Chéreau, j’écris pour moi, mais quand mes pièces sont écrites, elles sont pour Chéreau ».

Propos de Bernard-Marie Koltès cités par Patrice Chéreau : Chéreau, Patrice. Les visages et les corps, Paris, Réunion des musées nationaux, 2010, p. 100.

[5] La troisième version voit ainsi le jour six ans après la mort de Bernard-Marie Koltès, survenue en 1989.

[6] Comme le précise Valérie Nativel dans sa thèse de doctorat, il faut excepter Roberto Zucco et ajouter La Nuit juste avant les forêts que Patrice Chéreau finit par mettre en scène en 2010, considérant désormais ce texte comme « un ancêtre de La Solitude », autre titre pour nommer Dans la solitude des champs de coton.

[7] Corpet, Olivier. « Au risque de l’archive », in Questions d’archives, textes réunis par Nathalie Léger, Paris : Éditions de l’IMEC, 2002, p. 11.

Décédé en 2020, Olivier Corpet a été le directeur de l’IMEC.

Une bourse à l’édition annuelle destinée, soit aux doctorant.e.s, soit aux jeunes docteur.e.s, porte d’ailleurs son nom afin de lui rendre hommage.

[8] De son vivant, Patrice Chéreau devait donner son accord à l’IMEC pour que les chercheur.euse.s puissent accéder à ses archives.

Depuis son décès, c’est son ayant-droit — son dernier compagnon nous a confié Nathalie Léger, co-directrice de l’IMEC — qui en a la charge.

[9] Rivière, Jean-Loup. « Inventer le théâtre », propos recueillis par Nathalie Léger, La lettre de l’IMEC, n° 11, printemps 2010.

[10] Propos de Patrice Chéreau.

Marin La Meslée, Valérie. « Patrice Chéreau : notes et scénarios », Magazine littéraire, le 1er septembre 2006.

[11] Valérie Nègre a été l’assistante à la mise en scène de Patrice Chéreau, notamment sur Phèdre.

[12] 165€ en moyenne pour un séjour d’une semaine (du mardi au vendredi) avec repas et logement sur place compris.

[13] Composée d’une vingtaine de chambres, cette résidence accueille, du mardi soir au vendredi matin (9h30), les visiteur.euse.s pour autant de temps qu’elles / ils le souhaitent, qu’il s’agisse d’un jour ou de plusieurs mois, comme cela peut s’avérer le cas pour les chercheur.euse.s brésilien.ne.s que j’ai par ailleurs rencontré.e.s lorsque de mes venues.

La résidence dispose aussi du restaurant du farinier dans lequel les serveur.euse.s assurent le service du petit-déjeuner (8h-9h15), du déjeuner (à partir de 12h45) et du dîner (dès 19h30), du mardi au vendredi soir.

Cela coïncide avec les jours d’ouverture non seulement du bureau d’accueil, accessible du mardi au vendredi de 9h à 12h et de 14h à 18h du mardi au jeudi et à 17h30 le vendredi, mais aussi de la bibliothèque, accessible du mardi au jeudi de 9h30 à 18h ainsi que le vendredi de 9h30 à 17h.

Ce rythme de vie monacal strictement réglé et régulé, typique de l’endroit, n’empêche aucunement la convivialité, que je n’ai eu de cesse de constater, avec félicité, lors des différents repas.

[14] En mai 2023, un troisième séjour m’a permis de consulter les archives relatives à la création, en 2008, de La Douleur de Marguerite Duras par Dominique Blanc, sous la direction de Patrice Chéreau.

 

 

Bibliographie

  • Benhamou, Anne-Françoise.

  • --- Patrice Chéreau. Figurer le réel, Besançon : Les solitaires intempestifs, 2015.

  • ---  « Genèse d’un combat : une rencontre “derrière les mots” », Genesis, n° 26, 2005, p. 51-69.

  • Chéreau, Patrice. Les visages et les corps, Paris, Réunion des musées nationaux, 2010.

  • Corpet, Olivier. « Au risque de l’archive », in Questions d’archives, textes réunis par Nathalie Léger, Paris : Éditions de l’IMEC, 2002, p. 11.

  • Édy, Delphine. Thomas Ostermeier. Explorer l'autre face du réel pour recréer l'œuvre en scène, Dijon : Les presses du réel, 2022.

  • Farge, Arlette. Le Goût de l’archive, Paris : Seuil, 1989, p. 14-15. 

  • Fonds Chéreau, IMEC, CHR 11.7.

  • Lapacherie, Jean-Gérard. « Du procès d’intimation », in Aline Mura-Brunel et Franc Schuerewegen (éds.), L’Intime, l’Extime, Amsterdam, New-York, Rodopi, 2002, p. 11-21.

  • Léger, Nathalie. « Avant-propos », in Questions d’archives, textes réunis par Nathalie Léger, Paris : Éditions de l’IMEC, 2002.

  • Madelénat, Daniel. L’Intimisme, Paris : PUF, 1989.

  • Marin La Meslée, Valérie. « Patrice Chéreau : notes et scénarios », Magazine littéraire, le 1er septembre 2006. 

  • Mura-Brunel, Aline. « Intime/Extime-Introduction », in Aline Mura-Brunel et Franc Schuerewegen (éds.), L’Intime, l’Extime, Amsterdam, New-York, Rodopi, 2002, p. 5-10.

  • Nativel, Valérie. La représentation de l’intimité dans le travail de Patrice Chéreau 1982-2010, Thèse défendue pour l’obtention du titre de Docteur en études théâtrales de la Sorbonne nouvelle, Institut de Recherches en Études Théâtrales (Gilles Declercq, directeur), Paris, 2012, 418 p.

  • Rivière, Jean-Loup. « Inventer le théâtre », propos recueillis par Nathalie Léger, La lettre de l’IMEC, n° 11, printemps 2010.

  • Sarrazac, Jean-Pierre. Théâtres du moi, théâtres du monde. Rouen : Editions Médianes, 1995.

  • Stratz, Claude. « Chéreau et Marivaux », De la Scène à l’écran, Paris : CNDP, 2007, p. 78-82.

 

À propos du/de la rédacteur/ice :

 

Diplômée d'un double Master en Latin / Français et en Musicologie depuis 2016 et agrégée en Latin / Français depuis 2018 à l'UCL (Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, Belgique), Marine Deregnoncourt a soutenu, avec succès, le 16 février 2023, une thèse de doctorat, menée sous la double direction de Sylvie Freyermuth (Université du Luxembourg) et de Pierre Degott (Université de Lorraine, Metz), intitulée : Figures de l'intime et de l'extime : réflexion autour du jeu de Marina Hands et Éric Ruf face à Phèdre de Jean Racine et à Partage de midi de Paul Claudel. Parallèlement, Marine Deregnoncourt est devenue, du 1er décembre 2020 au 14 novembre 2022, assistante-doctorante de Sylvie Freyermuth et, à ce titre, elle s'est vue chargée de cours à l’Université du Luxembourg. Du 15 novembre 2022 au 14 mars 2024, Marine Deregnoncourt est Research and Development Specialist, sous la supervision de Sylvie Freyermuth, à l'Université du Luxembourg.

 

 

 

 

 

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