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« L'en-Je de Anne de Amézaga au sein des territoires d'archives de la Compagnie Louis Brouillard »

- Aliénor Fernandez

Introduction

En tant qu'archiviste aujourd’hui de la Compagnie Louis Brouillard, c'est par une approche et une pratique directe que je propose d'évoquer ici les différentes mues de l'archive sur la scène contemporaine. Le travail d'archivage mené au sein de la compagnie se répartit entre les archives quotidiennes, à savoir les articles parus dans la presse parfois archivés numériquement le jour même, et la manipulation d'archives anciennes : des hauts cartons entreposés dans les bureaux de la compagnie desquels ressortent de la correspondance, des documents anonymes auxquels seule la mémoire collaborative de Anne de Amézaga peut apporter une identité, une année, une datation. Cette dernière a fait émerger une nouvelle matière de spectacle, qu'elle soit récupérée après avoir été produite par les comédiens et Joël Pommerat lui-même, ou bien donnée au spectateur, ou/et générée par le théâtre (les bibles de spectateur, les tickets et dossiers pédagogiques etc...) puis conservée dans les bureaux de la compagnie. La complexité des enjeux scientifiques posés par les questions que renferment ces archives - présentes au sein même des locaux de la compagnie dans le Théâtre des Bouffes du Nord à Paris - m'ont permis de me saisir de la portée intime que renferme chacun des documents d'archives en lien avec Anne de Amézaga.

 

 

Anne de Amézaga, co-directrice de la Compagnie Louis Brouillard jusqu’en 2022, a été l’initiatrice de la collecte archivistique au sein de la compagnie. Cette organisation, comme elle l’a exprimée au cours de notre entretien, s’est effectuée en accord avec Joël Pommerat et certains membres du bureau. Après avoir récupéré énormément de matière archivistique, il est décidé d’y accorder une place et une organisation dédiée. Cela partait d’un geste de collecte intime, qui s’est finalement étendu à la vie quotidienne de la troupe. Son travail, non seulement sur les archives, mais aussi sur leur diffusion, sera partagé plusieurs années entre le bureau de la Compagnie Louis Brouillard, et chez elle. Elle y recevra bon nombre d’étudiants, et déléguera par la suite cette tâche archivistique à chacune de ses assistantes, sans jamais renoncer à la rencontre des étudiants, à l’échange de parole et au prêt de supports DVD des spectacles. Dans cette double perspective active et pratique, les archives vont cheminer en « hors cadre » des priorités de la vie de la compagnie, se révélant systématiquement adaptables et s’élaborant sur-mesure à chaque nouvelle collecte et apport.

 

Le fonds d’archives de la Compagnie Louis Brouillard élit actuellement domicile au sein de bureaux loués, situés dans les locaux du Théâtre des Bouffes du Nord. Anne de Amézaga témoigne du fait que la troupe travaille de manière « anarchique », constamment à son présent, puisque, sans jamais réussir à se projeter sur un chemin déterminé, l’histoire de la compagnie s’est écrite dans un présent de l’immédiateté, constatant les besoins nécessaires instantanément, et cheminant de la sorte. La compagnie et l’ensemble de ses membres demeurent profondément mobiles. Le geste-archive se transporte, d’un lieu à l’autre, s’enrichit au gré des circulations régulières des membres du bureau, mais aussi des artistes, des techniciens, des personnels administratifs. Les archives s’agglutinent certes dans le bureau, mais se dispersent en leur lieu propre : elles viennent combler les marges, les espaces libres laissés sur les étagères, les remises, tout en se pliant à un ordonnancement strict et quotidien. Ce dernier a été réalisé par une multiplicité de personnes s’étant succédé, chacune venant ajouter sa strate par-dessus la précédente. La construction du fonds d’archives témoigne d’une instabilité révélatrice de l’activité mouvante de la Compagnie Louis Brouillard. Les différentes personnes qui se succéderont aux archives le feront en porosité à l’ensemble de leurs fonctions au sein du bureau. Bien qu’ayant été recrutée spécifiquement afin de poursuivre ce geste d’activation, il m’a été délégué également au fil du temps, certaines tâches de gestion des fichiers publics et de communication.

 

Mon travail en tant qu’archiviste au sein de la Compagnie Louis Brouillard s’est amorcé en 2019, par un stage effectué durant mon année de Master 2 de recherches à la Sorbonne Nouvelle Paris 3. Ce dernier consistait en l’ordonnancement des espaces aménageables dans les locaux de la compagnie, ainsi que l’archivation au quotidien des articles de presse. Il m’était également demandé de répartir les éléments d’archives conservés dans des cartons déposés par Anne de Amézaga et issus de ses propres archives, dans les différents fonds dédiés, tout en suivant la cotation ainsi que l’enregistrement mis en place par Anne de Amézaga, Léa Franc, Jacqueline Illic et Evelyne Pommerat

Cet archivage quotidien s’est progressivement complété de l’accueil des étudiant.e.s-chercheur.euse.s qui venaient consulter les archives, ainsi que de la gestion du prêt des captations des spectacles de la compagnie. Aujourd’hui, le fonds numérique prend une place plus importante que le fonds d’archives papier, posant par conséquent de nouvelles problématiques d’archivage.

Le travail aux archives doit tenir compte du fait que rien ne se fige définitivement au sein de l’esthétique des spectacles de Joël Pommerat. Par conséquent, ces dernières ne verrouillent rien. Il s’agirait plutôt d’évoquer cette matière aux archives comme de l’archi-vivant. Ce n’est pas mort, c’est l’idée selon laquelle cette matière se raccroche à une temporalité qui ne fige pas, qui demeure instantanément au présent. Cette évolution est continue, car le travail d’archiviste s’effectue dans le vivant de la compagnie. La plongée au sein de ces archives va de pair avec un ordonnancement de l’intime, avec cette vocation du travail du quotidien qui s’adapte aux besoins de chacun : des membres de la compagnie viennent apporter leurs archives, afin de les dupliquer, permettant à cette dernière de rendre possible leur consultation sans pour autant se départir de leur matière de travail. Il existe ce que j’appelle les archives quotidiennes évoquées préalablement, mais aussi les dons ponctuels. Ces dons permettent une expérience de « re-plongée » dans le passé pour les personnes qui les apportent et aussi pour l’archiviste : cela se passe dans la perspective de leur présent et dans l’état actuel de la compagnie et des archives. Ces deux temporalités de l’individualité se mêlent en permanence, expliquant cette problématique complexe et enrichie du temps instantané de l’archive dans son quotidien de troupe. Le travail de Joël Pommerat, ses créations, son écriture, ainsi que ses comédien.ne. s font partie d’un processus vivant.

 

Le travail quotidien sur les archives d’une compagnie déplace et impacte fortement la relation que l’on entretient avec lesdits documents, ainsi que la définition même de l’archive. Mon rapport à cette matière s’est par exemple modifié avec le travail de l’archive numérique. La démarcation entre les catégories des archives numériques et des archives papier est clairement exposée au sein des archives de la Compagnie Louis Brouillard. C’est une distinction faite entre « armoire » (le nom donné au fonds papier de la compagnie), et « numérique » qui va de pair avec l’arborescence de tous les spectacles organisés dans la dropbox dans le logiciel interne de la compagnie.

 

Les archives papier apparaissent comme « beaucoup plus uniques », puisque souvent, comme c’est le cas au sein de la Compagnie Louis Brouillard, avec le temps, on ne possède qu’un seul exemplaire du document conservé. L’archive numérique déplace cette question. Elle inquiète, car lorsque l’on se retrouve face aux VHS ou aux Mini DV, on ne possède plus les moyens de les lire. Une archive papier peut se contempler, mais une archive numérique muette, qu’il est impossible de lire, est une catastrophe. Elle pose alors de nouveaux enjeux d’archivage : la péremption numérique est paradoxalement beaucoup plus rapide que celle qui s’amorce dans les archives papier. Ce travail est illustré par l’accompagnement des chercheur.euse.s qui viennent solliciter un accès aux archives.

 

Les étudiant.e.s et les professionnel.le.s qui viennent consulter les archives, souvent, préfèrent aller vers l’armoire, mais ils aiment aussi naviguer d’eux-mêmes dans l’arborescence numérique. Lorsqu’il s’agit d’un envoi par courriel de documents d’un spectacle, aucune place possible n’est laissée à une éventuelle recherche d’accidents de la part du/de la chercheur.euse qui se serait déplacé aux archives. Le fait de s’intéresser à un autre document présent dans les archives papier et/ou numérique auquel il n’avait pas été accordé d’importance préalable est rendu possible par la consultation au bureau. Cela est très représentatif de l’effet-archive dans les compagnies en activité : lorsque le/la chercheur.euse réalise l’ampleur prise par le fonds d’archives de la compagnie, la définition ainsi que la délimitation même des archives se brouillent. Ce qui est imaginé au préalable, comme étant de l’ordre d’un territoire archivistique cartographié avec précision se révèle dans toute son imprécision, car la compagnie vit et ne le fige pas.

 

Mon travail est alors de proposer une réouverture permanente, non pas une conservation, mais bien un gardiennage, afin de présenter l’archive à la distribution et à la consultation, en permettant d’y apporter un changement constant. Il est devenu impossible de rendre compte en intégralité d’une création ou de la vie de la compagnie. En prenant les devants de la prolifération dans le temps quotidien organisé de l’amoncellement, la saisie totale devient impossible (le logiciel d’archivage de la compagnie contient à l’heure actuelle plus de 6 000 documents d’archives référencés en numérique et en papier).

 

L’archive est trop. Elle est de trop, elle est en trop. Ce trop-plein amené par le numérique, la multiplication et la dissémination dans les locaux de la compagnie est tel que l’archive apparaissant comme une bouée stable à laquelle se raccrocher est illusoire. Il faut accepter ce lâcher-prise dans le fonds d’archives et en accepter la dérive. Ce gigantisme de l’archive proliférante au présent pousse les chercheur.euse. s à déplacer leurs problématiques de recherches, afin de poursuivre l’observation d’une trace vivante de spectacle, plutôt que la saisie d’une matière théâtrale figée. Les archives ne sont pas fixées dans un silence tranquille. Elles sont systématiquement remises en perspective de leur existence immédiate. Ainsi les archives de la Compagnie Louis Brouillard ne sont pas fermées à la conservation orientée sur le passé et nécessaire pour le futur, elles sont pratiquées au présent de leur communication et de leur distribution pour les chercheur.euse.s.

 

Entretien 

 

Avril 2023

 

Aliénor Fernandez : Je souhaiterais, pour cet entretien, recueillir ton témoignage sur ce rapport intime aux archives que tu as développé, pendant plusieurs années, au contact de la Compagnie Louis Brouillard. Pour ce faire, peux-tu commencer par revenir sur ton parcours, sur ce qui aura pu te mener au spectacle vivant, sur les années dans la compagnie bien sûr, en dire, selon toi, l’essentiel, au fil notamment des différentes missions qui auront pu t’être confiées par Joël Pommerat ?

 

Anne de Amézaga : Je n’appartiens pas familialement au monde du spectacle vivant. J’ai été très marqué par mes années au lycée où il y avait énormément de militants et d’intellectuels de gauche, je me suis alors impliquée dans les grèves contre des réformes scolaires, notamment la réforme Haby. J’avais 17 ans. À ce moment-là, je me suis dit que je voulais travailler dans un domaine artistique. Il se trouve qu’il y avait un club — théâtre dans mon lycée, et un ciné-club, très politique. Je m’en suis imprégnée, je me suis engagée dans les manifestations, j’ai été dans le service d’ordre de la ligue communiste révolutionnaire (LCR), j’ai côtoyé ces intellectuels qui faisaient de la politique. Et je me suis dit que c’était là que j’avais envie de travailler.

Très vite, j’ai co-fondé et travaillé vingt ans dans le Dix-Huit Théâtre qui aujourd’hui s’appelle L’étoile du Nord que j’ai fondé avec mes trois compagnons. J’ai co-créé Le colibri un lieu important du Festival Off d’Avignon avec Jean Baptiste Herry. Nous l’avons co-dirigé durant 10 ans. Auparavant j’avais ouvert la maison du Off à l’invitation de Alain Léonard

Lorsque j’ai quitté L’étoile du Nord, j’ai décidé de travailler directement avec des artistes. Cela me manquait. Je désirais faire découvrir des artistes dont j’appréciais le travail à mes amis, tout simplement. Donc j’ai commencé à constituer des groupes de spectateurs. À cette occasion, j’ai inventé le métier de relation publique « indépendante ». Les relations publiques étaient uniquement dans les théâtres, cela n’existait pas dans les compagnies.

J’ai rencontré Joël Pommerat dans ce cadre-là. J’étais une relation publique indépendante et Joël Pommerat avait cette quête. Il s’est dit : « il faut que ma compagnie ait sa propre relation publique ». De fil en aiguille, il m’a confié de plus en plus de missions. J’ai travaillé sur tous ses spectacles, mais c’était ponctuel. Je travaillais à faire venir du public dans les différentes salles, et j’essayais de faire fructifier le fichier public, des gens qui allaient finalement pouvoir en faire venir d’autres, pas en masse, mais en qualité de public. C’est-à-dire créer : une sorte de rhizome comme l’appellerait Deleuze[1], créer des groupes de gens qui allaient devenir eux-mêmes des médiateurs, des porteurs de paroles, des ambassadeurs en quelque sorte. Ça a bien fonctionné pour Joël, ça a pris quelques années. Ensuite, il m’a demandé de faire une mission conseil-développement : d’observer comment fonctionnait la compagnie et de voir comment on pouvait la développer. Puis, il m’a demandé d’être son agent pour lui en tant qu’auteur. Je ne l’avais jamais fait bien sûr, je lui ai dit : « non », mais il m’a dit : « ce n’est pas grave, c’est quand même toi qui vas le faire », « ok ! » (rires) et en 2008, il m’a dit : « bon maintenant tu es la co-directrice de la compagnie ».

Il m’avait parlé de son travail durant de longues heures chez lui, je ne comprenais rien, je me disais : « je ne comprends pas quand cet homme parle » (rires). Il m’a dit : « je vous demande de lire ma pièce », je lui ai dit : « je déteste lire le théâtre, je ne sais pas lire le théâtre, j’aime le théâtre, mais pour moi il est sur le plateau il n’est pas dans un livre ». Il m’a dit : « lisez-le quand même ». Je suis rentrée chez moi. Je m’en souviendrai toujours, c’était en 1999, je lisais Pôles[2], j’étais sur mon lit et je me disais : « je ne comprends rien, je ne comprends rien, ses phrases sont à l’envers, il y a des adverbes que je ne comprends pas », et, brusquement, au milieu de la lecture, j’ai ressenti quelque chose de très fort, comme une vague intérieure qui m’a fait me dire : « Wouah, en fait, c’est un vrai écrivain. Il y a quelque chose, un rythme, une écriture que je n’ai jamais vus nulle part ». Et à partir de ce moment, je lui ai dit : « d’accord » et je me suis lancée dans une collaboration avec lui.

 

AF : Tu étais désorientée parce que c’était un écrivain de théâtre, et qu’il ne correspondait pas au sens conventionnel qu’on prêtait alors à ce terme ?

 

AD : Exactement. Il n’était pas édité. Et c’est là où il m’a demandé, en 2005, de m’occuper de ses droits d’auteurs, je me suis occupée de le faire éditer, traduire et éditer dans des pays étrangers. Aujourd’hui, il est traduit dans une quarantaine de langues.

 

AF : Et de le faire reconnaître en tant qu’auteur…

 

AD : Oui, et j’ai compris aussi tout ce qui était caché dans son théâtre. Parce qu’il existe tout ce qui est caché, qu’on ne voit pas, qui se passe derrière, ou qui se passe pendant le plateau, tout ce qui est « à-côté ».

 

AF : Et à ce propos, nous en venons aux archives ! Comment tout a commencé ?


AD : De plusieurs manières. Il n’y a jamais une seule manière, c’est comme tout, je crois qu’il faut se faire confiance, suivre ses intuitions. Un jour, pour un de mes anniversaires, on m’a offert un livre sur François Mitterrand. Ce livre m’a complètement fasciné, parce que c’est tout le parcours de François Mitterrand, jusqu’à ses photos d’identité, sa carte scolaire, des cartes postales, bien sûr beaucoup de textes et des photos, mais il y a aussi des objets de l’intime. Tu parlais de l’intime en amorçant notre entretien ; quand j’ai commencé à aller à l’étranger avec Joël, je rapportais les affiches, je rapportais les billets, les programmes, et c’est vraiment le livre sur François Mitterrand qui m’a donné cette idée. J’ai un instinct de collectionneuse, ça, c’est sûr. J’aime bien garder les choses, Joël le savait, et un jour il est venu et il m’a dit : « je voudrais que tu parles avec Evelyne », sa sœur, qui est documentariste. Il m’a dit : « tu as ramené beaucoup de choses, mais je crois que maintenant, les choses sont dispersées à plein d’endroits, il faudrait qu’on pense à un système d’archivage ». J’étais aux anges ! Mais je n’avais aucune idée de comment on allait faire ça.

 

AF : Comment avez-vous finalement procédé ?

 

On en a parlé avec Evelyne Pommerat, qui avait parlé avec Joël de son côté, et l’on a fait une sorte de liste de ce que l’on pourrait collecter et garder pour la compagnie, mais aussi, pour les étudiants qui venaient chez moi toquer pour que je leur passe des DVD ! J’accueillais énormément d’étudiants, qui venaient chez moi parce que, comme tu le sais, j’ai beaucoup travaillé au bureau, mais aussi beaucoup chez moi et les choses qui étaient de l’ordre des archives étaient chez moi.

On a fait intervenir une étudiante, Jacqueline Ilic, qui a travaillé avec nous et qui a créé la base, avec l’aide de Jean-François Louchin, sur deux logiciels : ACCESS et EXCEL. Et moi je disais : « corrige ci, corrige ça, là il faut qu’on ait un lien avec ça, là il faut qu’on puisse chercher par nom de journaliste, là il faut qu’on puisse chercher par nom d’auteur de l’article, ou par titre du spectacle », etc. Elle est restée longtemps à faire ça, et du coup je me suis dit : il faut rajouter les DVD, mais dans des boîtes. Il faut aussi garder les affiches, garder les éléments de ceux qui commencent à demander les droits d’auteurs et monter les pièces de Joël ailleurs, bref, ça s’est mis en branle, et ça s’est affiné et consolidé avec l’arrivée de Gil Paon.

Je suis une obsédée du papier, même si je sais qu’aujourd’hui on fait la guerre aux programmes de salle. Pour moi, les programmes racontent des choses. On retrouve grâce aux programmes de salle des gens qui ont travaillé dans les spectacles de Joël qui ont disparu, ou qui sont partis dans d’autres directions. C’est vraiment très important si l’on veut décortiquer tout ça, de savoir qu’à ce moment-là il y avait telle ou telle personne qui travaillaient avec lui.

 

AF : Donc tu n’as pas été seule sur cet enjeu de l’archive, tout de suite tu as été accompagnée.

 

AD : Oui, il y a eu Evelyne Pommerat, Jacqueline Ilic, Léa Franc, qui y croyaient énormément et participaient pleinement à ce travail. Puis, il y eut Gil Paon, à qui j’ai confié entièrement cette mission. J’avais tellement de travail que c’était impossible de tout faire, mais je savais que c’était précieux. On devait également gérer tous les étudiants et étudiantes. Je passais un temps fou à recevoir des gens chez moi, ils me rapportaient les DVD, il fallait qu’ils me les rendent.

Je consignais tout cela dans un cahier spécial, c’était la folie. Maintenant les DVD, c’est un peu passé, je crois, on vous sollicite moins pour ça ?

 

AF : Ça dépend du spectacle. Maintenant, le prêt est facilité avec les liens-vidéo en ligne. Et finalement aujourd’hui le fonds numérique peut prendre plus d’ampleur que le fonds d’archive papier, ce qui pose de nouvelles problématiques comme le fait de se demander : comment peut-on archiver la matière théâtrale si particulière de Joël Pommerat, via le numérique ?

 

AD : Oui, ça n’existait pas. Joël ne voulait pas non plus que ça soit diffusé donc à chaque fois on a pris des précautions. Je donnais des DVD, à l’intérieur de la pochette je marquais : « à ne pas diffuser, rapporter à telle adresse », c’était tout un système, comme de la résistance finalement, car Joël voulait être « connu », mais ne pas être sur les réseaux. Donc, il fallait faire un travail minutieux d’archivage. J’ai fait des copies des DVD, mais je ne peux pas te dire le nombre, et à l’intérieur je faisais un petit papier, après c’est Gil qui le modifiait en fonction des spectacles. J’ai aussi inventé une manière de distribuer les documents, les archives.

 

AF : Cette demande des étudiants n’a non pas amorcé, mais amplifié cette capacité d’archivage.

 

AD : Exactement. Je me suis dit que c’était nécessaire aussi pour eux. Qu’il fallait le faire. Les gens venaient chez moi ou ici au bureau, je leur donnais un DVD, je leur parlais pendant une demi-heure, parfois une heure, c’était un moment d’échange.

 

AF : Ils venaient chez toi, dans ton intimité pour consulter les archives, parce que justement cela relève de ce qu’il y a de plus intime dans la création ?

 

AD : Oui, je crois que les gens étaient épatés par ça, parce qu’ils se disaient : « mais c’est dingue », parce que souvent ils écrivent à des compagnies et personne ne répond. Ces gens sont devenus des spectateurs aussi, et eux-mêmes ils ont créé le rhizome.

 

AF : C’est une multiplication « cellulaire » de ce que peut être la transmission d’archives, à une échelle qui a commencé en étant microscopique. 

 

AD : Exactement, et c’est ça le théâtre de Joël !

 

AF : Comment se sont finalement installées les archives au bureau (aux Bouffes du Nord) ?

 

AD : De manière imprévue, comme d’habitude ! (rires) On s’est dit : « il faut acheter une armoire et puis voilà on range comme ça », j’ai dit : « là, on va mettre ça, là on met des dossiers suspendus ». Finalement, nous avons travaillé de manière anarchique, comme tu le dis. Puisqu’on n’a pas dit : voilà notre chemin. On l’a fait, et on s’est dit : « ça c’est nécessaire, ça c’est important, ça on va le garder ». On n’a pas fait une feuille de route en se disant : « à partir d’aujourd’hui, on va filmer ça et on va le mettre dans les archives », moi tout m’a semblé intéressant, j’étais boulimique d’un peu tout ce qui existait, parce que je me disais : « à un moment, cela aura une utilité ». J’ai beaucoup de mal à jeter les choses, parce que non seulement je pensais effectivement aux étudiants, je pensais à l’histoire de Joël et à ce qui restera après lui.

Tu sais, une chose importante, il voulait que je le fasse connaître comme auteur, reconnaître comme auteur, mais il ne voulait pas que les pièces soient éditées ! Et c’est là où il y a beaucoup de contradictions et de subtilités dans la conduite du travail de Joël. Aujourd’hui, il arrive à éditer ses pièces, une fois la première passée. C’est-à-dire, le texte est édité un mois, deux mois, six mois après la première. Parce que c’est un auteur vivant, qui continue après la première à écrire son théâtre. Il enlève des phrases, il en rajoute, il change des mots. Aucun éditeur n’acceptait ça au début, et comme il n’était pas assez « connu » on va dire, Actes Sud voulait aussi la pièce à la première. On a aussi fait changer cela aussi. Que ses pièces soient éditées après la première. Il s’agit du vivant et pour Joël c’était faire mourir son œuvre que de l’imprimer. On a fait des rééditions, tu le sais, de certaines de ses pièces avec des changements de texte opérés pendant les premières représentations.

 

AF : Oui, avec le texte qui change, les mots et les phrases qui se modifient, bref, le livre qui bouge !

 

AD : Le livre qui bouge parce que, aussi, est venu un autre problème que j’avais oublié, c’est que quand il s’est agi de traduire, pour le surtitrage des pièces de Joël, alors qu’entre temps il s’était passé trois ans, on allait jouer à l’étranger, il avait changé le texte, c’était le cas pour Le Petit Chaperon rouge[3], et ces modifications n’étaient pas arrivés jusqu’à moi qui devait envoyer le surtitrage ! Au moment d’envoyer le surtitrage, les comédiens ne jouaient plus la même pièce ! (rires) Je m’arrachais les cheveux, donc effectivement, on a fait des rééditions, et alors nous notions les changements sur les livres, et je demandais aux assistants de me dire quelle(s) phrase(s) avaient été corrigées, changées, ajoutées ou supprimées. Il faut qu’on ait le texte précis à jour, mais cela a été possible grâce à l’expérience vécue.

 

AF : C’est cette influence créative et dramaturgique qui fait aussi rebouger et reconsidérer les lignes, les cadres et les limitations de ce que peut être l’archive, mais aussi de ce que peut être l’édition, les tournées, etc.

 

AD : Et l’archive doit être le témoin, cela me vient en parlant avec toi, du moment présent, c’est à dire, l’archive représente ce que ça a été en 2012, en 2013 ou à la première de Ça ira (1) fin de Louis[4], qui n’est pas la même pièce que la dernière à Lisbonne. Il faut se dire que c’est une archive vivante, et c’est ça qui est compliqué, mais passionnant !

 

AF : D’où une idée de constellation, cette idée justement de multiplier les points d’ancrage

 

AD : Exactement, c’est un instant présent. Finalement, je pourrais dire que très égoïstement, ça m’a permis aussi de mieux accompagner Joël.

 

AF : On pourrait parler de l’archi-vivant ! Ce n’est pas mort, parce que ça se raccroche à une temporalité qui ne fige pas, qui au contraire est ouverte à une évolution qui ne pourra que continuer, parce qu’on archive du spectacle vivant.

 

AD : Oui, complètement. Et comme on est indépendant, on fait ce qu’on veut ! Quand Joël a écrit, enfin quand on l’a un peu « forcé » à écrire Théâtres en présence[5], il parle de la notion du temps. Tout est déjà dans ce petit texte paru en 2007.

 

AF : Est-ce qu’il y a eu des choix qui ont été effectués dans les archives à conserver ?

 

AD : Non. Je suis trop boulimique, trop « folle ». Il n’y a pas de choses que j’ai jetées ou mises de côté. Il faut avoir une vision d’ensemble. C’est sans fin. Et ce qu’il s’est passé aussi c’est qu’on n’avait pas les moyens d’embaucher des gens pour ce travail spécifique. Donc il fallait qu’on fasse tout. Mais surtout, c’est l’époque à laquelle les spectacles ont énormément tourné. Il fallait de plus en plus suivre… Toi, Aliénor, tu as rattrapé le temps, on était tellement en retard, je crois que ta venue a fait qu’on s’est mis à jour, au présent des archives.

 

AF : Tu as commencé à l’effleurer quand tu as parlé de Jacqueline qui a fondé le logiciel avec ACCESS, est-ce que tu peux rappeler ou même expliquer comment s’est fondé, via le numérique, le fonds d’archive ?

 

AD : J’ai tenu un registre. On avait fait une sorte d’arborescence qui disait : « il y a les articles de presse, les dossiers de presse, les bibles, les affiches, les billets », comment référencer tout cela et comment aller les chercher. Noter les dates des articles, les titres, mais maintenant j’ai un peu oublié. On a défini nos besoins, nous avons procédé exactement comme quand nous avons créé et inventé le logiciel de tournée avec Emmanuel Abate et Jean-François Louchin C’était identique. Nous avons listé nos besoins, et pour les archives on a procédé de la même manière on l’a fait aussi. On a travaillé sur le concret.

 

AF : C’est intéressant ce parallèle que tu fais entre le fonctionnement de l’archive et le logiciel de tournée, c’est-à-dire, tourné vers nous, maintenant.

AD : Oui vers nos besoins, c’est pour ça que je ne voulais pas qu’on ait un logiciel tout fait. Ce qu’on a fait avec Jean-François Louchin c’était définir nos besoins spécifiques au travail de Joël Pommerat. Les besoins ne sont pas les mêmes que ceux d’un théâtre ni d’une compagnie émergente.

 

AF : Ça va avec ce que tu disais, de cet ordre de l’intime et de la plongée dans la compagnie, avec cette vocation du travail du quotidien qui s’adapte aux besoins, à l’instant T très précis de chaque membre de la compagnie. Les archives viennent évoluer et se mouvoir là-dedans, puisque c’est effectivement une adaptation journalière, ponctuelle, qui vient en épouser les contours.

 

AD : Exactement. Nous sommes au service de Joël. En fait, il y a le présent, et il y a le passé. Et je sais que tu as eu notamment des documents donnés par Ruth Olaizola et d’autres qui sont remontées et ça, c’est passionnant aussi, ça veut dire qu’il y a le présent, mais il y a le passé qui a nourri le présent.

 

AF : Oui, il y a ce que j’appelle les archives quotidiennes et puis il y a aussi les dons ponctuels qui en même temps font une expérience de replonger dans le passé les personnes qui viennent les apporter. C’est une mise en perspective de leur présent actuel, mais aussi en l’état actuel de la compagnie, et des archives.

 

AD : Je trouve ça génial que tu appelles ça anarchi (v) e ! (rires) Parce que c’est une anarchie organisée. Et en même temps, c’est effectivement vivant. Cela paraît abscons, mais c’est vivant. Ce qui est beau dans « anarchive » aussi c’est qu’il y a le son « vive ». Donc, il y a vivant. C’est l’antonyme de l’archive ! Je pense que l’archive ne concerne pas que l’artiste, elle appartient au public, à l’histoire, au domaine public, à ceux qui ont financé. C’est même au-delà de l’artiste. Si l’on fait une exposition sur Magritte aujourd’hui, ça ne concerne pas Magritte. Et l’œuvre appartient à celui qui la regarde, au regardeur. Non ?

 

[1] Deleuze Gilles, Guattari Félix. Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris : Minuit, 1980.

[2] Pommerat Joël. Pôles, suivi de Grâce à mes yeux. Arles : Actes Sud-Papiers, 2003.

[3] Pommerat Joël. Le Petit Chaperon rouge. Arles : Actes Sud Papiers, 2005.

[4] Pommerat Joël, Ça ira (1) fin de Louis. Arles : Actes Sud-Papiers, 2016.

[5] Pommerat Joël. Théâtres en Présence. Arles : Actes Sud-Papiers, 2007.

Bibliographie

Deleuze Gilles, Guattari Félix. Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris : Minuit, 1980.

Pommerat, Joël. Ça ira (1) fin de Louis. Arles : Actes Sud-Papiers, 2016.

Pommerat, Joël. Le Petit Chaperon rouge. Arles : Actes Sud Papiers, 2005.

Pommerat Joël. Pôles, suivi de Grâce à mes yeux. Arles : Actes Sud-Papiers, 2003.

Pommerat Joël. Théâtres en présence. Arles : Actes Sud-Papiers, 2007.

À propos

 

Anne de Amézaga est productrice et accompagnatrice de projets de théâtre. En 1991, avec Alain Léonard et l’association Avignon Public Off elle développe la Maison du Off. De 1994 à 2003, elle cofonde avec Jean-Baptiste Herry Le Colibri, un lieu du Festival Off d’Avignon. De 1999 à 2012, elle a travaillé avec le metteur en scène Didier Ruiz et la Compagnie des Hommes. En juillet 2014, elle est nommée Chevalier des Arts et des Lettres. Elle a travaillé aux côtés de l’auteur-metteur en scène Joël Pommerat de 2000 à 2022.

 

Aliénor Fernandez mène, sous la direction de Sandrine Le Pors, une recherche doctorale à l’université Paul-Valéry Montpellier 3 intitulée : « L’archive en compagnie : pratiques, territoires et enjeux contemporains. ». Dans cette université, elle est, depuis 2022, attachée temporaire d’enseignement et de recherches en études théâtrales et membre de l’équipe du RIRRA 21 (Représenter Inventer la Réalité du Romantisme au 21e siècle). Elle a aussi été enseignante contractuelle à l’université d’Artois (Arras) pendant trois ans et chargée de cours à l’université de Picardie Jules Verne (Amiens) et à l’université de la Sorbonne Nouvelle (Paris). Elle est par ailleurs archiviste-documentaliste de la compagnie Louis Brouillard (J. Pommerat) depuis 2019.

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