« Un prélude à la délivrance ? La nuit dans l’œuvre de Yannick Haenel »
- Adrian Meyronnet
Introduction
Depuis une vingtaine d’années, Yannick Haenel construit une œuvre qui interroge le nihilisme et ausculte le désir. La nuit y tient une place prépondérante, dès Les Petits soldats (1996), première œuvre de cet auteur qui se déroule au lycée Prytanée militaire de la Flèche. En effet, c’est de nuit que le narrateur du roman s’affranchit des règles qui pèsent dans le pensionnat, lorsque les autres dorment ou qu’il leur fausse compagnie et qu’il rencontre une force intérieure qu’il ne soupçonnait pas. Un peu à la manière des ouvriers parisiens du xixe siècle qui brisaient le temps salarial la nuit pour s’adonner à toutes sortes d’activités (débattre, se cultiver, écrire)[1], le narrateur s’émancipe du joug disciplinaire. Cette singularité d’écriture trouve sa source dès le premier roman, inaugural et pourtant marginal dans son œuvre[2]. On ne cesse de retrouver cette composante par la suite, d’un livre à l’autre. La nuit est tantôt le lieu du rire et de l’ivresse, tantôt celui de l’érotisme ou du politique. La question qui se pose, par rapport à l’utilisation littéraire de la nuit, est, somme toute, moins celle d’un quelconque engagement, notion aujourd’hui éculée, que d’une implication de la part de cet auteur. Selon Bruno Blanckeman, l’implication est ce « type d’engagement […], n’étant pas validé par une quelconque situation de force dans la Cité, fait sans protocole ostentatoire, sans scénographie du coup d’éclat, sans activisme insurrectionnel » (Blanckeman, 74). Cela n’empêche pas pour autant la présence d’un message politique[3], message qui sera régulièrement et indéniablement associé à la nuit, sinon renforcé par celle-ci.
Notre étude propose d’analyser les multiples façons dont la nuit apparaît dans une œuvre en cours d’élaboration et, plus précisément, comment le motif nocturne relie les livres les uns les autres, tout en fomentant le désir. Nous tâcherons de mettre en perspective l’ensemble de la production de l’auteur, en nous focalisant sur les textes dans lesquels la nuit est particulièrement saillante, des Petits soldats à Papillon noir. Il s’agira de voir comment le moment nocturne coïncide parfois avec le ressaisissement des personnages, mais aussi pourquoi, dans cette œuvre tout particulièrement, « consentir à la nuit signifie accepter de se soumettre aux expériences singulières qu’elle seule rend possibles » (Fœssel, 12). Ce sont les dimensions jubilatoires et politiques de la nuit qui nous intéresseront tout particulièrement car Yannick Haenel prolonge et réactive la puissance de celle-ci, chère aux poète.sse.s mais aussi intrinsèque à la mythologie – deux composantes majeures de son œuvre, si l’on songe notamment à quel point Virgile et Rimbaud sont pour lui des figures tutélaires[4]. Mais, au sein même de l’aspect jubilatoire de la nuit, se nichent tant un érotisme exacerbé qu’une solitude revendiquée, de telle sorte qu’en tant que moment particulier, celle-ci semble recouvrir un ensemble de possibles, entre subversion et sensualité, abstraction et ravissement, puissance vitale et douce torpeur. Les personnages oscillent en permanence entre une multitude de paramètres qui interrogent l’intemporalité de la nuit. Quel que soit l’âge du personnage, la puissance de la nuit reste la même ; elle est à la fois synonyme de reconquête de soi et d’insubordination, sans que les deux s’opposent.
On sait par ailleurs que Yannick Haenel lui-même a l’habitude d’écrire la nuit. « J’écris ce livre entre onze heures et quatre heures du matin, précise-t-il dans Le Sens du calme. Je vais toujours chercher mes livres dans la nuit : Cercle et Jan Karski sont nés comme ça, dans cet instant désert, lorsque la solitude s’adresse à elle-même » (Haenel, SDC 141[5]). Comme l’a indiqué Bruno Blanckeman, le dédoublement quasi permanent qui s’opère entre la figure civile de l’auteur et le personnage fictif « permet d’explorer différents seuils de vie potentielle, des plus prosaïques aux plus radicaux[6] ». On retrouve cette dimension fictive à la toute fin de Tiens ferme ta couronne, lorsque le narrateur admet : « J’écris toute la nuit » (316). Ce n’est qu’après avoir accompli sa besogne que le même narrateur peut se sentir libre et glisser nu dans l’eau du lac (Haenel, TFTC 331). La nuit, les phrases semblent s’écrire d’elles-mêmes, que l’auteur parle en son nom ou le fasse par le biais de personnages divers ; et l’état de félicité suprême résiderait manifestement dans le fait que la nuit et le jour se confondent, comme l’écrit le narrateur d’À mon seul désir : « Il y eut plusieurs semaines d’une merveilleuse solitude ésotérique. Les nuits et les jours se mélangeaient » (Haenel, SD 40). Ou, encore plus nettement, celui de Cercle, avec une construction paratactique : « Il faisait nuit, il faisait jour, je lisais » (82). C’est lorsque la nuit déborde sur le jour que le bonheur est suprême. Cela passe dans les deux extraits précédents par des conjonctions de coordination associant la nuit et le jour, ou des constructions qui renvoient toute subordination à sa propre superfluité. Dans Je cherche l’Italie, l’existence s’accroît à partir du moment où le narrateur, solitaire, « écri[t] maintenant nuit et jour » (199), c’est-à-dire à la toute dernière page du livre. Ce moment de béatitude clôt souvent les livres, lorsque les deux antonymes semblent se rejoindre et former un couple, mais la nuit reste surtout favorable à l’émancipation chez Haenel. Elle est intrinsèquement féconde – ce qui renvoie au genre du substantif lui-même, pour reprendre la distinction opérée par Gérard Genette entre jour et nuit[7] – et donc particulièrement propice à l’éclosion de desseins politiques.
I. La puissance nocturne
La fréquence avec laquelle le motif de la nuit revient dans l’œuvre de Yannick Haenel a un corollaire : celle-ci s’avère revigorante pour le narrateur – et, indirectement, pour le.la lecteur.rice. On retrouve cette force dynamisante dès son premier roman, Les Petits Soldats. Dans ce texte, les humiliations et les vexations auxquelles fait face le narrateur Jean Dorseuil[8] sont annihilées lorsque le jour s’achève. Le personnage principal se retrouve en effet sans crainte et il peut creuser sa solitude : « Je disais les phrases à voix haute, et c’était un chemin qui s’ouvrait dans la nuit. Une phrase, deux phrases, trois phrases mélangées dans ma tête : une solitude nouvelle se formait, pas celle du Prytanée, pas celle des horizons bloqués, mais une autre solitude » (Haenel, PS 68). L’importance de la nuit est d’autant plus emblématique que lors de la réédition des Petits Soldats en livre de poche en 2003, l’auteur a ajouté un court chapitre (le onzième) dans lequel est employé pas moins de quatre fois le mot « nuit » en cinq pages. La première occurrence est empruntée au « Bateau ivre » de Rimbaud : « Entre mes dents, heureux, je marmonne : J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies » (Haenel, PS 125). Le narrateur tire toute sa force de ce poème : « Toutes mes nuits sont comprimées dans ma bouche quand je récite, pour moi seul […]. J’ai des nuits pour toujours, et le cœur imprimé de citations fatales » (Haenel, PS 125). Un peu plus loin, il note : « Que personne ne me parle de poésie ; la nuit seule peut me dire ses faveurs » (Haenel, PS 127). C’est au cœur même des nuits qu’il a passées lors de cette première année d’internat qu’il a posé les jalons de son indépendance, au point de qualifier a posteriori son premier roman de « première solitude », dans la préface qu’il lui consacre, en 2020. La scission croît, d’ailleurs, jusqu’à la fin des Petits soldats : « Mes nuits dans la bibliothèque étaient de plus en plus longues. J’écrivais maintenant jusqu’au lever du jour » (Haenel, PS 148). L’imparfait marque ici la récurrence de ces nuits passées en solitaire, à écrire. Le temps semble alors s’allonger, comme l’atteste la locution adverbiale « de plus en plus ». Le narrateur en récolte une réserve de force : « Tout était vivable, puisque tout entrait dans la profusion de mes nuits, comme un stock de nuances. Peut-on être sauvé ? Je pensais : oui » (Haenel, PS 149). La répétition de « tout » a ici une valeur hyperbolique et renvoie implicitement à la nuit, qui rendrait possible rien moins que la rédemption. La scission tend même à la métamorphose, si l’on suit le mouvement disjonctif qui s’opère entre le Jean Dorseuil diurne et le Jean Dorseuil nocturne : « J’avais maintenant un corps de jour, frêle, tourmenté, et un corps de nuit, secret, incompréhensible. C’est ce corps de nuit qui grandissait chaque fois que j’ouvrais, d’un seul coup magique, le carton de la bibliothèque » (Haenel, PS 189). L’antithèse entre jour et nuit montre que deux êtres à part entière cohabitent. Ils n’ont rien en commun : ils sont même deux exacts opposés. Le caractère chétif du personnage diurne renforce l’idée que la nuit est puissante, puisqu’elle génère un second corps et que ce dernier est secret, c’est-à-dire, étymologiquement : à part, séparé.
Le calme évoqué est donc bien particulier car c’est pendant la nuit qu’Haenel ou ses avatars voient par ailleurs « le feu[9] ». Assez logiquement, c’est après la traversée de la nuit, libératrice en ce sens qu’elle permet l’entrée en littérature, fût-ce par le truchement de la récitation de poèmes ou la naissance de phrases, que les réalités et les difficultés du jour paraissent infimes. On se trouve alors démultiplié[10] ou revigoré[11] par l’expérience intime nocturne : « tous les soirs et toutes les nuits, non seulement il me semblait que je savais ce qu’était la littérature, mais qu’en un sens la littérature, c’était moi », note le narrateur de Tiens ferme ta couronne (Haenel, TFTC 86), dans une tournure une nouvelle fois hyperbolique. Un peu plus loin, celui-ci en vient à ce constat :
Il m’arrive, perdu entre deux films, vers 3 ou 4 heures du matin, fumant une cigarette à la fenêtre de ma chambre, de penser que si le monde ne tombe pas tout entier dans l’abîme, s’il semble encore tourner vaguement sur son axe, c’est parce que ce récit, chaque nuit tricoté sur les toits, compose une étoffe aussi solide qu’insaisissable et qui soutient le temps (Haenel, TFTC 134).
Le narrateur, faussement désinvolte, songe ici au texte qu’il est en train d’écrire. Non seulement il l’écrit de nuit, mais il lui semble capital. L’antithèse entre le tricot et l’étoffe d’une part et la solidité ainsi que le support du temps d’autre part l’illustrent de façon limpide.
En cela et dès le départ, la nuit est ce moment où l’individu gagne en acuité et se trouve plus en phase avec lui-même – un lui-même écrivain et écrivant, en lien avec la littérature en train de se produire dans cette temporalité –, ce moment où la parole est « semée », pour reprendre l’expression de Rilke, dans ses Poèmes à la nuit (Rilke 23). Par conséquent, la nuit s’oppose moins à la recherche de lumière qu’elle ne l’accompagne. Il suffit par exemple au narrateur d’À mon seul désir de penser aux tapisseries de La Dame à la licorne pour que la nuit « rayonne » (Haenel, SD 54). Ce dernier y trouve en effet un mystère et un flamboiement propres à l’émerveiller, de sorte que la nuit doit plus encore que le jour être synonyme de questionnements. La nuit devient alors, presque paradoxalement, le moment par excellence où tout devient clair. Pour Vladimir Jankélévitch aussi, la nuit est l’« intuition d’un certain ordre vital selon lequel l’informe monte progressivement à la lumière » (Jankélévitch, dir. Béguin, 90). Ces propos illustrent tout particulièrement la démarche haenelienne, qui associe énergie vitale, lumière, nuit et création littéraire. Il est une autre manière d’accéder à la clarté cependant : « Dans les étreintes, la nuit s’éclaire enfin, elle nous fait naître » (Haenel, V 49). L’adverbe « enfin » indique bien à quel point la nuit est attendue, tout comme la netteté qui l’accompagne ; de la relation charnelle nocturne, découle une luminosité teintée d’amour pour l’autre, bien loin de la solitude qui lui est parfois associée. Car la nuit est, de toute évidence, un moment où l’érotisme point. Elle est cet instant où il s’agit de convoquer les absent.e.s et de les désirer. Le narrateur de La solitude Caravage confie par exemple que c’est au cours d’une nuit qu’à quinze ans il a rencontré l’objet de son désir, en la Judith du Caravage dans le tableau Judith décapitant Holopherne, celle-ci « déchirant » littéralement la nuit (Haenel, SC 9). Ce sera la nuit, dorénavant, qu’il aura rendez-vous avec elle[12]. Peu importe le genre du narrateur ou du personnage, de surcroît. La femme de Papillon noir trouve aussi bien dans la nuit l’objet de son désir : « Quelque chose vient vers vous dans la nuit et c’est mouillé, comme les lèvres des femmes : un buisson humide, une petite lumière, le détail d’une mélodie glisse dans vos pensées » (Haenel, PN 20-21). Une fois encore, la nuit renvoie à la lumière, mais aussi à la fertilité et à la légèreté, qui ne sont que différents avatars de l’érotisme. On relève un peu plus loin, alors que l’excitation est à son comble : « La nuit se presse contre mes seins – la nuit est un homme qui caresse mes seins » (PN, 33). La nuit, personnifiée, devient alors une sorte d’absolu, de fantasme et d’extase pour la jeune femme, qui y trouve de la douceur, au point que la typographie en est même bousculée. La jeune femme n’est, du reste, pas la seule de cette œuvre, puisque l’auteur lui-même le raconte dans son récit Le Sens du calme, à Rome, lorsqu’il s’épanche sur la jouissance nocturne de la Madeleine évanouie peinte par Guido Cagnacci[13].
À Paris, le narrateur d’À mon seul désir, masculin cette fois-ci, relève, lui aussi, que « le corps des femmes douces passe dans la nuit » (Haenel, SD 41), tout comme il révèle que, tel un prédateur, il n’a d’autre but que de frôler « le corps même de la nuit » (Haenel, SD 111). Celle-ci est personnifiée une nouvelle fois, renvoyée à son aspect charnel, que l’on peut empoigner et caresser. Dans l’œuvre de Yannick Haenel, les étreintes les plus exquises ont, assez logiquement, lieu de nuit. Dans Tiens ferme ta couronne, cela donne lieu à une scène avec Léna, de nuit, au musée de la Chasse et de la Nature : dans une course effrénée, la jeune femme abandonne ses vêtements un à un au fil des pièces, sème le narrateur et entonne l’air de Don Giovanni, avant de s’allonger nue, offerte, sur un canapé en cuir (Haenel, TFTC 225-232[14]).
Chez un grand nombre de narrateurs, à l’adolescence, la nuit était déjà un temps de fantasmes – comme si de jour, cela leur était interdit –, qu’il s’agisse de personnes réelles – « J’imaginais souvent, la nuit, que je caressais la poitrine de Mlle Juliette » (Haenel, PS 97) – ou fictives – la Judith du Caravage (Haenel, SC 17). Le narrateur de Cercle définit d’ailleurs son état de liesse par une conjonction de coordination qui associe la jeune femme aux extases de la nuit : « Il y avait Clarine et les nuits de phrases » (Haenel, C 95. Nous soulignons). L’indistinction, ou plutôt l’association franche, entre la jeune femme, la nuit et les phrases, accrédite l’idée que les femmes ennoblissent un moment déjà chéri par le narrateur. Il semblerait même que les nuits de phrases eussent été bien en deçà sans la présence de Clarine ; et que la nuit libère le narrateur littérairement tout en étant le temps de l’érotisme et de l’extase. À la manière d’un cercle vertueux, un mouvement circulaire s’opère en définitive entre l’écriture et l’érotisme : écrire conduit à l’érotisme ; l’érotisme exacerbe la création.
L’intérêt pour la nuit est parfois associé dans l’œuvre à des figures bien particulières, voire antagoniques – François d’Assise (Haenel, JCI 99-106), le Caravage. C’est alors l’occasion de creuser le sens dont elle peut être porteuse, la puissance qu’elle peut engendrer, et sans doute d’éprouver ce qu’ont ressenti d’autres êtres ayant eu une appétence pour la nuit. Ainsi des nuits que le Caravage étend aux jours : « Le Caravage, au contraire, met de la nuit dans sa vie, exacerbe ses désirs et privilégie le chaos ; c’est un génie » (Haenel, SC 113). L’application du terme « génie » est ici déplacée : ce n’est pas tant par ses toiles que par sa façon de faire sienne la nuit que brille le Caravage. C’est donc moins la nuit en tant que telle – ou en tant qu’élément biographique essentiel – que l’usage qui en est fait qui intéresse le narrateur. Et si c’est de nuit que le narrateur de La Solitude Caravage découvre son désir, c’est aussi au cours d’une nuit « consumée dans l’attente d’une femme » qu’il voit « tout » de la peinture du maître (Haenel, SC 38-47). Une nouvelle fois, la sensualité et la nuit se mélangent jusqu’à se confondre, et sans doute le désir exacerbé par l’attente d’une femme a-t-il permis d’accéder presque mystiquement à l’ensemble des toiles du Caravage. Ce que le moment nocturne induit est donc au cœur de l’œuvre et de l’interrogation de l’auteur, mais il est aussi synonyme d’une solitude fondamentale, qu’il convient d’explorer – le titre du livre consacré au Caravage en témoigne lui-même, avec son substantif central et comme intrinsèque au peintre.
II. Le lieu de la solitude féconde
Avec le soir qui monte, c’est l’exaltation, la recherche enfiévrée des phrases qui se profile dans l’œuvre de l’auteur. Pour Haenel, « la littérature est ce lieu où l’on est encore en vie » (Haenel, DA 27). La nuit suppose également une solitude bien ancrée, de sorte que ces deux composantes sont, de fait, indissociables. La solitude est donc à la fois choisie, désirée et acceptée, mais celle-ci n’exclut pas pour autant l’érotisme et le désir, ces derniers étant liés à la nuit et à la création. Dans Le Sens du calme, l’auteur raconte notamment une extase physique qui se produit dans une baignoire d’un hôtel, près de Roissy, à la lecture de La Légende de Saint-Julien l’Hospitalier de Flaubert[15]. C’est en lisant ce texte, en plein cœur de la nuit, que l’auteur se retrouve hilare, qu’il note les phrases « à toute vitesse, sur les pages vierges, à la fin du livre » et qu’il a la « certitude […] qu’aucune limite ne s’interposera plus entre [s]on désir et [s]a tête » (Haenel, SDC 115). La littérature devient subitement le moment où la liberté est décuplée, où la frontière entre corps et esprit s’estompe. L’osmose est ici totale, comme l’indique l’association du désir et du cerveau. La jouissance devient alors expérience ; elle naît et croît lors d’une expérience solitaire.
Dans son œuvre, les narrateur.ices-personnages agissent aussi la nuit, qu’ils.elles opèrent un retour sur eux.elles-mêmes ou s’étourdissent de mots. Dans Papillon noir, la jeune femme dont on suit le monologue parle depuis un moment bien précis, comme l’indique la reprise anaphorique de « ce soir », insistant sur la singularité d’une nuit propice au resurgissement des amants et de la dimension érotique : « ce soir je me souviens de tout – ce soir je reconnais avec précision le visage de mes amants – ils sont tous là autour de moi – d’un coup ils me reviennent […] tous ceux que j’ai aimés » (Haenel, PN 18). La nuit qui vient engendre une sorte de commotion, un retour en arrière saccadé et violent, traduit ici par les tirets typographiques et l’absence de toute ponctuation. Elle est féconde, mais il existe un impondérable, récurrent : celui de la solitude associée à la nuit. « Je veux entrer seule dans la nuit[16] » (Haenel, PN 21) déclare le même personnage, un peu plus loin, faisant écho aux propos du narrateur masculin d’À mon seul désir : « L’île bientôt se dessinera toute seule la nuit dans l’air de ma chambre » (Haenel, SD 55).
Dans Le Sens du calme, le narrateur fausse également compagnie aux autres, afin de plonger dans sa propre nuit (Haenel, SDC 218). Dans la jeunesse de Jean Dorseuil, existait déjà cette association étroite de la nuit et de la solitude, lorsque le personnage se retrouva puni et enfermé un samedi, dans une salle d’études, et que le surveillant l’abandonna à la fin de l’après-midi pour ne point revenir. Alors qu’il s’apprêtait à casser un carreau pour s’échapper au beau milieu de la nuit, il renonça : « Au fond, cette solitude est une chance : elle est le contraire d’une punition » (Haenel, PS 91-92).
La nuit est aussi le lieu de la soif, et cette soif se caractérise par une création et une quête exacerbées. Le narrateur de Tiens ferme ta couronne admet aisément le lien qui unit la soif et la nuit : « J’avais tant de nuit en moi que je me sentais comme Dom Juan, dont la soif immense à la fois le tourmente et le protège » (Haenel, TFTC 219). Le narrateur s’identifie moins ici à Dom Juan qu’à la soif attisée par la nuit. Cette soif prend même une forme allégorique, lorsque le narrateur « [s]’abreuve, la nuit, des images du pire », et qu’il entend « vivre à hauteur d’Hiroshima » (Haenel, EA 131). La nuit va jusqu’à faire figure d’adjuvant, voire de drogue[17], selon la métaphore filée dans différents ouvrages : quand le narrateur n’est pas fasciné par celui qui, tel le Caravage, « s’est injecté » (Haenel, SC 124) de la nuit dans sa vie, il est lui-même tout entier tourné vers sa « dose de nuit » (Haenel, SDC 191). La nuit permet donc toutes les déprises, mais aussi tous les excès. Elle consacre celui qui s’y livre sans limites. La nuit coïncide alors, presque paradoxalement, avec l’apaisement ; elle anéantit les souffrances.
Notons que les personnages de Yannick Haenel dorment très rarement la nuit, comme cela est souligné dans Les Petits soldats, lorsque, suite à une nouvelle nuit blanche, le narrateur écrit : « Je n’étais pas fatigué, même si j’avais la sensation d’avoir retenu mon souffle toute la nuit » (Haenel, PS 84). On retrouve parallèlement un sommeil diurne dans Cercle, lorsque Clarine, le personnage féminin, demande au narrateur qui somnole en plein soleil : « Vous ne dormez pas la nuit[18] ? » (Haenel, C 71). Les négations totales de ces deux extraits montrent que ce qui se joue de nuit échappe totalement au sommeil. La nuit doit être un tremplin vers la métamorphose et le livre y est central afin que s’opère la mue. Dans Les Renards pâles, ce n’est que lorsque le narrateur a définitivement entériné qu’il allait vivre dans sa voiture, c’est-à-dire après plusieurs semaines passées dans ce qu’il nomme « l’intervalle », qu’il parvient enfin à trouver le sommeil la nuit (Haenel, RP 30). C’est la nuit qui a permis d’acter cette mutation, et le mot d’intervalle renvoie aussi bien à la notion de vide ou d’isolement, qu’à la portion de temps séparant deux moments, deux périodes. Il semblerait donc que la nuit soit une étape, un tournant pour le narrateur, avant d’accéder pleinement à une nouvelle dimension de lui-même. Notons cependant que dès le chapitre suivant de ce roman, le narrateur n’a plus sommeil la nuit, et songe aux ravages de la pauvreté, qui conduit directement au suicide[19], de sorte que, même quand la nuit débouche sur le sommeil, cela n’a rien d’acquis et ne dure guère, comme si les personnages devaient sans cesse être sur le qui-vive. Un peu plus loin, alors que le désir d’insurrection monte en lui, on trouve cette phrase sans équivoque, prononcée par Anna, que le narrateur vient de rencontrer : « Et la nuit, je ne veux pas dormir, parce que le sommeil est une défaite, et parce que c’est lui qui nous rendra vieux » (Haenel, RP 100). Cette fois, la raison du refus obstiné de dormir la nuit est révélée. Il s’agit d’une volonté autant que d’une crainte. Cette phrase renvoie assez directement aux mots d’André Gide : « Quand je cesserai de m’indigner, j’aurai commencé ma vieillesse. » Elle suggère aussi l’angoisse relative au temps passé à dormir, passivement, au lieu de veiller, comme si le sommeil nocturne pouvait effacer la mutation en cours, le passage entre mue littéraire et mue personnelle. Elle induit enfin que la nuit, il existe autre chose que l’exigence capitaliste[20] : la nuit est au contraire féconde parce qu’elle permet les expériences littéraires, personnelles, et enfin politiques.
III. Un foyer de subversion
En plus d’être une aventure exaltante et poétique, la nuit agit – et pousse à agir – politiquement, de façon plus ou moins douce. Tout comme chez Maurice Blanchot, elle invite à « instituer une pensée soustraite aux invariants du régime contemporain[21] ». C’est en découvrant la nuit et en commençant par tenir un journal, par exemple, que Jean Dorseuil parvient à supporter l’ambiance pour le moins délétère de l’internat militaire dans Les Petits soldats. Au fil des pages de ce premier roman, la présence du mot nuit ne fait qu’augmenter : « Une nuit d’automne, la nuit de mon anniversaire, la nuit du 22 au 23 septembre, je ne dormais pas » (Haenel, PS 79). L’emploi anaphorique du substantif « nuit » dans la même phrase montre à quel point celle-ci l’obsède. Un peu plus loin, entre plusieurs références à Blaise Pascal qu’il est en train de lire[22], lequel connut sa « Nuit de feu » du 23 au 24 novembre 1654, le narrateur note : « À partir de cette nuit, je n’ai cessé d’envoyer du néant sur les attitudes, les gestes, les ordres, et sur toutes les expressions » (Haenel, PS 83), avant de conclure, en filant la métaphore maritime, synonyme de grand large, qu’il lui « faudra des dizaines de nuits comme celle-ci, à fendre les eaux, pour rompre vraiment les amarres » (83-84). Ce sont manifestement ces nuits remplies de phrases qui sont à l’origine de sa rupture avec le règlement liberticide de l’internat. Très tôt, donc, la nuit fait figure de moment rêvé pour témoigner[23] de son expérience de pensionnaire : « C’était peut-être pour me rendre digne de l’obscurité ou pour commencer une veille infinie que je poursuivis cette tâche la nuit sans redouter la fatigue ni la fièvre » (Haenel, PS 115). À l’incertitude de la démarche se joint ici l’irréversible marqué par la négation lexicale « infinie ». La veille renvoie quant à elle à un état de garde, d’opposition. Cette phrase symbolise à quel point la nuit est respectée et recherchée par le narrateur. La nuit, c’est le moment où l’on s’inscrit contre, et celle-ci est d’autant plus précieuse que s’y trouve pour lui un matériau insoupçonnable : « À force de se concentrer dans la nuit, on trouve la formule d’un explosif insondable » (Haenel, PS 189). En dépit de l’indicible, le narrateur – qui inclut le lecteur avec ce « on » impersonnel – sait qu’il vient de rencontrer ce qui va l’animer, et même le revitaliser, car c’est de nuit que se dessine subitement son avenir : « Je me voyais vivre à l’intérieur de phrases enchantées, plus tard, bien plus tard : à trente, quarante, cinquante ans » (190). À l’âge de quinze ans, l’alter-ego de l’auteur a donc rencontré ce qui constituera son foyer de résistance – le langage –, et cette rencontre a eu lieu de façon nocturne. Ce ravissement se traduit ici par la gradation ascendante, qui renvoie au temps long. La première insoumission, la première désobéissance passe donc par le langage.
Dans Cercle, c’est également au sortir de la nuit que le narrateur Jean Deichel décrète qu’« il faut reprendre vie[24] ». Il se trouve sur le quai, un lundi matin, et regarde passer le train de 8h07, qu’il choisit de ne pas prendre, avant de décider de ne plus aller enseigner dans l’établissement scolaire de banlieue parisienne dans lequel il officiait. Ce « saut dans le vide[25] » est un acte fondateur, puisque le narrateur appelle une collègue pour la prévenir, répète trois fois « non » et qualifie son choix de « désertion » (Haenel, C 18), montrant ainsi qu’il a pleinement conscience de son geste. Ce n’est pas tant l’enseignement en lui-même qui est incriminé : il s’agit simplement de ne plus gaspiller son temps, autant que de s’arracher à la pesanteur administrative et au travail. Un peu plus loin, c’est encore de nuit que le narrateur acte que sa résolution est définitive, dans une épanorthose de l’incipit : « C’est maintenant, me disais-je – maintenant, cette nuit, tout de suite, là, dans cette chambre, avec les oiseaux et la lumière orange de la lampe, c’est maintenant qu’il faut reprendre vie » (Haenel, C 65).
Dans Les Renards pâles enfin, la décision de vivre dans une voiture est prise « un peu après 20 heures » (Haenel, RP 22), autrement dit à la tombée de la nuit. Et dès la deuxième page du roman, le même Jean Deichel constate : « Depuis quelques mois, j’avais perdu le fil ; ma vie devenait évasive, presque floue. Je ne sortais plus de chez moi que la nuit, pour acheter à l’épicerie du coin des bières, des biscuits, des cigarettes. Est-ce que je souffrais ? Je ne crois pas[26]. » La négation exceptive témoigne ici du caractère exclusif de la nuit, comme moment alternatif où il s’agit d’aller faire le plein de vivres, à l’abri des regards. Elle est, encore une fois, une extension de la solitude. Dans le deuxième chapitre du roman, le substantif « nuit » apparaît cinq fois – et on le retrouve constamment dans tous les chapitres suivants.
Mais la nuit est aussi souvent vécue comme une période de transit. Ayant créé l’impulsion, il arrive fréquemment que ce temps-là soit dévolu au mouvement, et donc à un déplacement géographique des personnages. Dans Le Sens du calme, l’auteur se souvient qu’il a pris dans sa jeunesse un bus qui roula toute la nuit pour rejoindre Londres (Haenel, SDC 95) ; c’est également de nuit qu’il arrive à Florence, où il va rejoindre l’être aimé[27] : « Durant la nuit, allongé sur la couchette du train, j’avais ressassé mes raisons de vivre. Pourquoi venais-je en Italie ? Une formule tournait dans ma tête, cette vieille formule usée : “FAIRE LE POINT” » (Haenel, JCI 19). Mais la nuit ne saurait se résumer à une simple étape : elle est un véritable tournant. C’est le moment du « réveil » (Haenel, SD 100), autrement dit du passage du sommeil à l’état de veille, de l’affût, face aux toiles de Cy Twombly – que le narrateur aura d’ailleurs besoin de retourner voir à la nuit tombante quelque temps après, et auxquelles il finit par accéder, sans payer –, voire de la mue : « Cette nuit-là, écrit-il, je ne vais pas seulement en Italie : je m’éloigne enfin de mon vieux labyrinthe, je fais peau neuve » (Haenel SDC 151). La nuit a donc ceci de politique qu’elle permet de sortir de la servitude, de quitter le troupeau aliéné. Elle se caractérise par un véritable changement ontologique ; elle est un « appel d’être », pour reprendre la formule de Jean-Paul Sartre (16). Cet appel peut prendre diverses formes, dont une particulièrement aigüe, en plein cœur de la nuit. Dans la troisième partie, fictive, de Jan Karski, c’est en effet la nuit que le personnage éponyme veille sur le message qu’il doit transmettre. Le terme « nuit » lui-même apparaît à sept reprises en quelques lignes (nous soulignons) :
C'est ainsi qu'il m'est devenu absolument impossible de dormir : depuis le 28 juillet 1943, c'est-à-dire depuis plus de cinquante ans, je n'ai pas trouvé le sommeil. S'il m'est impossible de dormir, c'est parce que la nuit j'entends la voix des deux hommes du ghetto de Varsovie ; chaque nuit, j'entends leur message, il se récite dans ma tête. Personne n'a voulu entendre ce message, c'est pourquoi il n'en finit plus, depuis cinquante ans, d'occuper mes nuits. C'est un véritable tourment de vivre avec un message qui n'a jamais été délivré, il y a de quoi devenir fou. Ainsi les nuits blanches s'ouvrent-elles pour lui, elles l'accueillent. J'ai passé plus de la moitié de ma vie à penser à la Pologne, au ghetto de Varsovie, aux deux hommes qui m'ont chargé d'un message que personne n'a voulu entendre. J'ai passé mes nuits à penser à ces deux hommes, et à tous les hommes qu'ils représentaient, à ce message qui continuait à vivre en moi alors qu'ils étaient morts exterminés ; c'est ainsi que la nuit blanche s'est ouverte. Lorsque une fois dans sa vie on a été porteur d'un message, on l'est pour toujours. Au moment où vous fermez l'œil, à ce moment précis où le monde visible se retire, où vous êtes enfin disponible, les phrases surgissent. Alors la nuit et le jour se mélangent, à chaque instant le crépuscule se confond avec l'aube, et les phrases en profitent (Haenel, JK 118-119).
Dans cet extrait, le tourment associé à la nuit est proportionnel à la répétition du substantif : c’est dans celles-ci que se loge le message ; la nuit blanche qui « s’est ouverte » est bien différente des autres nuits de l’œuvre de Yannick Haenel : c’est que l’angoisse et l’intranquillité se répandent dans l’être. La prédominance de ce sujet remonte d’ailleurs au premier livre de l’auteur, dans lequel on pouvait lire ceci : « Je veillais. Sur quoi ? Rien, sans doute, mais ce rien m’était une force » (Haenel, PS 79). Ici, c’est tout le contraire, Haenel s’attache à décrire un état de veille empreint d’angoisse, la veille n’ayant d’autre but pour Karski que d’honorer les « rendez-vous avec [s]es fantômes » (Haenel, JK 121) : « La statue de la Liberté, j'ai appris, chaque nuit, à la détester méthodiquement ; c'est contre elle que je me suis mis à exercer ma rage ; et c'est à force de regarder dans la nuit sa fausse lumière que j'ai continué à résister » (Haenel, JK 122). Allégorie de la Justice et de la liberté, le monument est conspué par le Karski fictif imaginé par Haenel, qui emploie ses nuits à la détester. L’étymologie de ce mot renvoie d’ailleurs à une volonté de repousser une assertion, autrement dit à casser l’image d’Épinal véhiculée par le monument. En soulignant la fausseté de sa lumière, Karski efface aussi le nom original de la statue, qui n’était autre que La Liberté éclairant le monde, et qui fit office de phare pendant plus d’une décennie. Haenel imagine donc dans cette partie un personnage qui déchire le voile, et qui pourrait faire penser à l’argument clé de Michaël Fœssel, selon lequel la veille a un but bien précis : « ne plus être surveillé » (Fœssel 15). Le Karski fictif est celui qui doit transmettre son message, quoi qu’il en coûte, celui qui n’oublie pas et ne doit pas oublier, celui, enfin, qui pense, de façon irrévérencieuse, que le président Roosevelt digère et ne prête qu’une oreille distraite à son propos (Haenel, JK 120-126). Cécile Châtelet rappelle de son côté que « cette posture de résistance par le retrait est décrite comme faille ou intervalle pour Jean Deichel, ou nuit pour Jan Karski, dans la troisième partie du livre » (Châtelet, 64). Dans ce dernier livre, en effet, plus que dans les autres peut-être, la nuit renvoie à quelque bastion imprenable : c’est de nuit que le personnage passe la frontière espagnole, clandestinement, de nuit encore qu’il ressasse le message qu’il doit porter aux Alliés.
C’est encore cette vision de la nuit comme foyer de subversion qui transparaît dans Je cherche l’Italie. La nuit apporte in fine un état d’intranquillité favorable aux mouvements – de l’esprit, géographiques, voire politiques. Puisque tout est décentré, l’implication politique l’est nécessairement. Or, selon Bruno Blanckeman, cette œuvre se caractérise, « en des temps marqués par l’affichage consensuel de toutes les fiertés, [par] la formulation dissonante d’une nopride, d’une insatisfaction intellectuelle, d’une honte[28]. » Dans Les Renards pâles, la sédition a minima est constatée par le narrateur lui-même : « Cette nuit, je ne faisais que m’ébrouer dans un monde que mon isolement avait mis à l’envers » (Haenel, RP 41). Le choix du verbe « s’ébrouer », associé à une négation restrictive, renvoie à l’image d’un animal inoffensif qui sort gentiment de sa torpeur. Il arrive toutefois que l’appel à la désobéissance civile se fasse à la fois plus sobre et plus direct, invitant le.la lecteur.rice à commettre un pas de côté : « Escaladez, la nuit, les grilles du jardin Récamier, entrez dans les buissons » note-t-il sur un ton injonctif dans À mon seul désir (Haenel, SD 86). Cela peut pareillement prendre la forme d’un appel à « danser la nuit entre les tombes du Père-Lachaise », autrement dit à évoluer dans un « contre-monde » comme le revendique le narrateur dans Les Renards pâles. La littérature symbolise bien cet univers parallèle, alternatif, qui s’offre au.à la lecteur.rice, l’injonction politique étant associée très étroitement à la nuit. Le narrateur précise d’ailleurs cela en recourant à l’épanorthose suivante : « C’est la nuit, toujours la nuit, que nos silhouettes apparaissent dans le cimetière[29] du Père-Lachaise » (RP, 149. Nous soulignons). Ce moment n’est du reste pas anodin dans le roman : il permet aux sans-papiers apatrides de se sentir plus libres. Certains personnages sont en pleurs ; exception notoire de l’œuvre : c’est au cours de ces nuits-là qu’il s’agit de former une communauté[30], et que celle-ci doit donner lieu à une insurrection plus large, faite d’affrontements avec les forces de l’ordre dans les rues de Paris : « Cette nuit, le feu ne s’éteindra pas. Nous sommes trop nombreux » (Haenel, RP 172). Le futur simple employé par le narrateur atteste d’une volonté particulièrement tenace, certaine d’aboutir, sinon de ne pas renoncer. Cette nuit insurrectionnelle doit déboucher sur un monde nouveau, sur lequel se clôt le roman : « Voici que cette nuit, place de la Concorde, les sans-papiers se confondent avec tous ceux qui n’en ont plus » (Haenel, RP 174). Insurrection politique et poétique se rejoignent donc, bouclant la boucle d’un roman résolument subversif, à mi-chemin entre l’appel à la désobéissance civile (version Thoreau) et la défense d’une insurrection fraternelle (version anarchiste)[31].
Conclusion
Depuis son entrée en littérature en 1996, Yannick Haenel n’a eu de cesse de convoquer la nuit dans la plupart des textes qu’il a publiés, qu’il s’agisse de romans, de récits, d’essais ou de tentatives plus dramaturgiques. On retrouvera encore une prégnance de ce thème dans le récit du « procès Charlie[32] », composé essentiellement la nuit, après avoir assisté aux audiences. Qu’il s’agisse de l’auteur lui-même ou de ses avatars, la nuit symbolise bien le lieu de l’expérience : tous.tes s’y livrent « sans compter » (Fœssel, 9).
La nuit fait donc figure de fil rouge, tissant des liens entre chaque livre ; préalable à la reconquête de soi, laquelle passe par une expérience foncièrement solitaire, elle doit déboucher sur un retour du désir qui peut prendre une forme érotique, mais aussi politique. Loin d’une vision manichéenne de la nuit, l’œuvre de Yannick Haenel inocule plutôt une force libératrice, la nuit venant contaminer le jour, de sorte que la frontière entre les deux se brouille et disparait. En le lisant, on saisit donc bien que nous n’avons pas perdu la nuit, et il y a une raison évidente à cela : c’est que la nuit fomente les phrases, fussent-elles écrites pour le narrateur lui-même ou pour une femme[33]. La nuit offre ainsi un terrain neuf, et si la littérature est un absolu pour l’auteur, la nuit est son moment impératif : celui du dédoublement et du regain de vitalité, de la radicalité, de l’épiphanie et de l’élargissement – ce qui renvoie au sens médical du mot délivrance et qui pourrait aussi dire : la seconde naissance.
[1] Voir Rancière, Jacques. La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier. Paris : Fayard, 1981.
[2] Voir Rabaté, Dominique. « La naissance d’une désertion. Retour aux Petits Soldats », in Lahouste, Corentin et Myriam Watthee-Delmotte. Yannick Haenel. La littérature pour absolu. Paris : Hermann éditeurs, coll. « Vertige de la langue », 2020, p. 37-48.
[3] Sur ce sujet, on se reportera utilement aux travaux de Corentin Lahouste : « Une épopée sensible : Cercle de Yannick Haenel », Revue critique de fixxion française contemporaine, n°14, 2017, p. 124-139 ; « Toucher au plus vivant. Poétique et politique de l’amour dans Je cherche l’Italie de Yannick Haenel », Essais, n°16, 2020, p. 93-105 ; « Du flamboiement : Tiens ferme ta couronne » in Yannick Haenel. La littérature pour absolu. op. cit., p. 49-62, ainsi qu’à ceux de Cécile Châtelet, « Un royaume “sans terre ni pouvoir”. La politique depuis les marges dans Jan Karski et Les Renards pâles », ibid., p. 63-78.
[4] Voir notamment Haenel, Yannick et Michel Crépu. Écrire, écrire, pourquoi ? Paris : éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2010. Dans cet entretien, Yannick Haenel revient sur les livres qui l’ont profondément marqué (outre Rimbaud, relevons Moby Dick, Les Chants de Maldoror et l’Odyssée). Quant à Virgile, le titre même du récit Je cherche l’Italie (JCI) est inspiré du livre I de l’Énéide. Voir aussi Haenel, Yannick. La parole d'Énée : lire l’Énéide, aujourd'hui. Bruxelles : L'arbre à paroles, 2012.
[5] On retrouve déjà cette prégnance de la nuit dans Haenel, SD 51 ; 123. Voir aussi Haenel, SDC 180. Papillon noir a également été écrit de nuit, comme le souligne l’auteur dans une postface : « Durant ces nuits où la voix de cette femme me venait, je me suis mis à voir ce que je n’avais jamais vu » (38).
[6] Blanckeman, Bruno. « Yannick Haenel, écrivain impliqué », in Yannick Haenel. La littérature pour absolu. Op. cit., p. 29.
[7] Voir Genette, Gérard. « Le jour, la nuit ». Langages, 3ᵉ année, n°12, 1968, p. 28-42. Genette rappelle notamment que la langue française a « pleinement masculinisé le jour et féminisé la nuit » (p. 40). Il précise aussi que « la nuit est femme, elle est l'amante ou la sœur, l'amante et la sœur du rêveur, du poète ; elle est en même temps l'amante et la sœur du jour » (ibid., p. 41).
[8] Nom qui n’est pas sans faire penser au Jean Santeuil de Proust et qui deviendra par la suite Jean Deichel, à la fois personnage principal et double récurrent de l’auteur dans la plupart des livres suivants. À ce sujet, voir le chapitre 11 « Jean Deichel » (Haenel, SDC 141-147).
[9] Motif récurrent de l’œuvre, lui aussi. Voir notamment Haenel, IMF 147-154 ; SDC 138 ; RP 168-174 ; JCI 54-61.
[10] Là encore, Rilke écrit : « Je me suis résolu à la nuit intacte, / mes sens se sont écoulés de moi / et le cœur indiciblement en est multiplié » (Rilke 61).
[11] Rilke écrit : « Ce n’est qu’à présent, heure nocturne, que je suis sans crainte » (63) ; et, un peu plus loin, que la nuit l’espace « s’élargit encore, indemne, épargné » (77).
[12] Voir le chapitre 3 (Haenel, SC 16-19). Peu importe qui en est l’auteur, du reste : « J’ignorais qui avait peint ce tableau avec lequel j’avais passé tellement de nuits » (ibid, p. 29). On relèvera une nouvelle fois l’emploi hyperbolique de l’adverbe, qui atteste de la récurrence de ce désir qui vire à l’obsession.
[13] Voir le chapitre 16 « Notes sur la jouissance d’une sainte » (Haenel, SDC 197-204).
[14] Voir également deux passages de Cercle (Haenel, C 83-86 ; 91-93).
[15] Voir précisément le chapitre 9 du Sens du calme intitulé « Autoportrait en lecteur de Saint Julien » (Haenel, SDC 107-132).
[16] Voir aussi Haenel, PS 71, sur le motif de la solitude nocturne.
[17] Dans Les Renards pâles, le narrateur note que « la nuit s’était gavée de cocaïne » (Haenel, RP 37).
[18] Les personnages s’endorment assez fréquemment de jour, en plein air : « Je me suis souvent endormi sur les bancs du jardin derrière le musée [de Cluny, ndlr] » (Haenel, EA 123). On retrouve cette dimension chez Rimbaud, qui écrit dans Une saison en enfer : « Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours » (« Délires II. Alchimie du Verbe »).
[19] Le chapitre est d’ailleurs intitulé « Les Suicides » (Haenel, RP 33-36). Une nuit, le narrateur de Tiens ferme ta couronne assistera, bien malgré lui, au suicide d’une jeune femme, se lançant du pont d’Asnières (Haenel, TFTC 279).
[20] Voir à ce sujet Crary, Jonathan. 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, traduit de l’anglais par Grégoire Chamayou. Paris : La Découverte, coll. « Zones », 2014.
[21] Choplin, Hugues. « La nuit transforme-t-elle la pensée ? À partir de Blanchot », in Hoppenot, Éric et Alain Milon (dir.). Maurice Blanchot et la philosophie. Suivi de trois articles de Maurice Blanchot. Nanterre : Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. « Littérature française », 2010, p. 200.
[22] Le narrateur d’Évoluer parmi les avalanches le lit aussi au début du roman (EA, p. 11-21).
[23] La phrase célèbre de Paul Celan : « Qui témoigne pour le témoin ? » se trouve d’ailleurs en épigraphe du roman Jan Karski.
[24] L’expression est en réalité d’Antonin Artaud.
[25] L’expression est de Yannick Haenel lui-même. Voir Palumbo, Filippo. « Je suis le saut dans le vide » : entretien avec Yannick Haenel. Spirale, n°241, été 2012, « Littérature, métaphysique, sacré », p. 35-41.
[26] Haenel, RP 16 ; on retrouve la nuit comme moment pour faire ses courses dans TFTC (20).
[27] Haenel, SDC 149. Bis repetita lorsqu’il décidera d’aller y vivre (Haenel, JCI 11).
[28] Blanckeman, Bruno. « Yannick Haenel, écrivain impliqué », in Yannick Haenel. La littérature pour absolu, op. cit., p. 35.
[29] On retrouve une envie fugace de passer la nuit dans un cimetière à Shōfuku-ji, où se trouve enfermé par mégarde le narrateur de Je cherche l’Italie (Haenel, JCI 167).
[30] Le mot est même employé (Haenel, RP 162).
[31] Outre le texte de Thoreau, Henry David. La Désobéissance civile. Paris : Mille et Une nuits, coll. « La petite collection », 1997, on se reportera à Laugier, Sandra. « La désobéissance comme principe de la démocratie », Pouvoirs, vol. 155, n°4, 2015, p. 43-54.
[32] Haenel, Yannick et François Boucq. Janvier 2015 : Le procès. Paris : Les échappés/Charlie Hebdo, 2021.
[33] En l’occurrence Mara, dans Évoluer parmi les avalanches (Haenel, EA 133).
Bibliographie :
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Thoreau, Henry David. La Désobéissance civile. Paris : Mille Et Une Nuits, coll. « La petite collection », 1997.
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À propos du/de la rédacteur.ice :
Professeur de lettres modernes, Adrian Meyronnet est actuellement doctorant à l’Université Paris III – Sorbonne Nouvelle. Son sujet de thèse est le suivant : « Hétérogénéité du désir dans la fiction contemporaine », sous la direction de Monsieur Bruno Blanckeman. Parmi le corpus d’auteurs retenus, se trouvent notamment Belinda Cannone, Nina Bouraoui, Yannick Haenel et Jean Echenoz. « Trop ou trop peu. Amour et désir(s) dans l’œuvre de Jean Echenoz » paraîtra prochainement dans les actes du colloque international « Objets de désir » qui s’est tenu à l’Université catholique de Lille du 24 au 26 mai 2018 sous la direction de Gérald Préher et Suzanne Bray. Il a également publié plusieurs nouvelles au sein de recueils collectifs. Dernières parutions : « Sortir des ténèbres » in Orage (collectif), Bernin, éditions Souffle court, 2018, et « Le Bruissement dans les arbres » in Il était une autre fois (collectif), Bernin, éditions Souffle court, 2018.