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« Remix et guérison : les archives dans l'œuvre de Gê Viana. Notes de recherche. »

 Traduit du portugais du Brésil par le professeur/traducteur Patrick Louis[1]

 

- Ana Paula Sampaio Caldeira

 

Introduction

Une galerie entre l'arrière-cour et la rue

  

Je débute ce texte en invitant le.a lecteur.ice à observer l'image suivante. Assise sur une chaise, nous voyons une femme dont la légende nous permet de connaître le nom : Mantinha Marques. Vêtue d'un chemisier à fleurs, d'une jupe colorée et des célèbres sandales brésiliennes de la marque « Havaianas » ornées d'un petit drapeau brésilien, elle se laisse photographier par Gê Viana, artiste du Maranhão et auteure de cette œuvre. Au premier abord, nous pourrions penser que la photographie a ici une fonction documentaire : celle d'enregistrer la femme qui pose, peut-être dans l'arrière-cour de sa maison - un lieu avec des murs de briques, un petit tas de sable, une vieille chaise et un ballon de football, seul sur la gauche. Mais comprendre ce portrait uniquement comme un document lui conférerait une finalité qui, je crois, ne dit pas tout.

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Gê Viana. Série Parité. Photomontage imprimé sur papier journal. Première couche : Mantinha Marques à Urbano Santos, Maranhão, photographié par Gê Viana. Seconde couche : Koon-za-ya-me, Female War Eagle, de George Catlin (1844). 180 X 120 cm. Extrait de : https://galeriasuperficie.com.br/artistas/ge-viana/

 

Martinha Marques figure sur la première couche de cette image. Mais il y en a une autre. En surimpression, une peinture à l'huile réalisée en 1844 par le peintre américain George Catlin. Voyageur, Catlin a parcouru diverses régions des Amériques, observant les peuples natifs de ces lieux, réalisant des peintures et exposant ses œuvres dans un projet intitulé « Indian Gallery » [2]. C'est à l'une de ces images que Gê Viana a eu recours pour composer le photomontage : sur la photographie de Mantinha Marques, l'artiste a inséré une image d'archive, la peinture de l'une des indigènes représentées par Catlin.

Cet acte de construction d'une image en deux couches semble pointer vers la tension que Diana Taylor perçoit entre ce qu'elle appelle l'archive et le répertoire (Taylor 48). En effet, alors que la peinture de Catlin fait référence à l'archive, à ce qui a survécu au temps et résisté au changement, la photographie de Mantinha Marques contient en elle une certaine théâtralité de pratiques et de gestes incorporés. C'est-à-dire ce qui s'exprime dans le corps d'un individu et qui met en scène une certaine mémoire ancestrale mise à jour par le biais d’actions et de gestes. Ce que nous souhaitons souligner ici c'est la relation que Gê Viana établit entre la performance de Martinha Marques et la peinture de Catlin.

L'effet de composition joue avec les corps de ces deux femmes, dont les regards, séparés par plus d'un siècle, s'assemblent, fixant l'observateur et l'obligent à s'interroger quant à tout ce qu'elles ont pu voir et vivre. La pose, les yeux, les sourcils, la bouche, les cheveux tombant sur les épaules et les vêtements de Mantinha et de Koon-za-ya-me s'assemblent et paraissent composer une seule et même personne, traversant le passé et le présent. Dans ce photomontage, on remarque la superposition de deux images et de deux corps à la recherche de leurs similitudes et de leurs liens. Mais il y a aussi la superposition de deux temps à travers une photographie produite dans le présent, dont la performance, qui lui a donné naissance, est une sorte d'acte de transfert (Taylor 49) qui remet en scène et transmet les mémoires du passé.

La superposition de la photographie et de l'image de collection a été réalisée numériquement. Ensuite, le photomontage produit a été imprimé sur du papier d'aspect mixte et de coloration grise (Ventura 82) pour être utilisé comme affiche, dans l'espace urbain, avec d'autres images qui composent la série, intitulée par l'auteure Paridade[3], un mot qui, dans la langue portugaise, fait référence à l'égalité, à l'équilibre et à la conformité. Jéssica Ventura attire l'attention sur les aspects matériels de l'image produite par Gê Viana et sur la manière dont cette artiste a choisi d'exposer son travail dans les rues de villes comme S. Luís, capitale de l'État brésilien du Maranhão, et São Paulo :

 

Selon Gê Viana, dans un entretien avec Tânia Caliari (2020), cela n’aurait pas de sens d'imprimer la série sur un papier blanc uni comme le papier couché, par exemple, car les choix matériels sont également politiques et contribuent à la proposition conceptuelle de l'image, comme elle le déclare. Ainsi, dans Paridade, la texture et la couleur du papier journal contribuent à démontrer la pluralité ancestrale de ceux qui impriment les images (Ventura 82).

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Vue du mur d’affiches réalisé à l’occasion de l’exposition Racine, mémoire et humanité au Sesc Santana à São  Paulo, en 2019. Extrait de : https://galeriasuperficie.com.br/artistas/ge-viana/

 

Selon l'artiste, exposer ses photomontages dans la rue n'a pas vraiment été un choix. À la différence des espaces institutionnels (tels que les galeries et les musées), la rue permet une proximité plus grande et plus directe entre le public et l’œuvre. De plus, la rue favorise la multiplicité d’interprétations et il est impossible de prévoir la réaction des gens devant ce qu’ils voient. En d’autres termes, cette forme d’exposition permet un accès plus démocratique à la production artistique. Comme le dit Viana :

 

Aujourd'hui, au Brésil, qui a un accès permanent aux musées et aux galeries ? Je veux que les individus présents dans mes travaux puissent circuler et se voir, cela est beau et donne une autre dynamique sociale d’exposition. Cependant, il n'est pas nécessaire d’arrêter de mettre vos productions artistiques dans la rue car vous avez reçu une invitation d'une galerie ou d'un musée. La rue m'emmène vers ces lieux institutionnels.[4]

 

Le photomontage de la photographie de Mantinha Marques et de la peinture réalisée par George Catlin est très représentatif de l'une des marques du travail artistique de Gê Viana : la constitution d'archives, la mobilisation d'images de collection et la production de collages, de manipulations et de montages. Bien entendu, il ne s'agit pas d'une caractéristique exclusive du travail de cette artiste. Giselle Beiguelman, dans son travail de réécriture du célèbre texte de Hal Foster[5], a observé ce qu'elle s’inscrit dans une « impulsion historiographique » en cours dans l'art contemporain, une impulsion que Beiguelman fait remonter, dans le cas de l'art brésilien, aux années 1970, tout en percevant une intensification à partir des années 2000 (Beiguelman 5). Le choix de dénommer cette impulsion « historiographique », et non archivistique (comme pourrait le faire une traduction plus fidèle du titre donné par Hal Foster à son article) est important, car il permet à Beiguelman d'établir une distinction entre les dénommé.e.s « artistes archivistes » et « artistes historien.ne.s ». Ces dernier.ère.s ne seraient pas « aussi préoccupé.e.s par la création de logiques internes entre les données [...]. Leur devise est la demande d'une forme de connaissance du présent par l'accès au passé » (Beiguelman 45). En ce sens, certains aspects caractériseraient ces artistes/historien.ne.s, comme le fait de rendre visibles certains documents et souvenirs maintes fois effacés, et de faire appel à  diverses archives dans le but de « provoquer des déviations » (Beiguelman 6). Mais il y a encore un autre aspect, également souligné par Beiguelman, qui semble assez pertinent comme clé de compréhension des œuvres de Gê Viana : la manière dont l'artiste s’accapare de l’archive, autrement dit à partir d'un travail de sélection, de découpe, de montage, d'interprétation, capable de « faire du spectateur un interprète » (Beiguelman 10).

 

Dans la recherche que j’effectue actuellement, je considère Gê Viana comme une artiste-historienne, avec l’acception donnée à cette catégorie par Giselle Beiguelman, et je comprends que le travail de montage réalisé par l’artiste par la mobilisation d'archives est précisément celui de la construction d'une contre-histoire (Hartman) à partir de la démarche de croisement des archives et de remontage des images. Afin de le montrer, je partirai, dans ce texte, de certaines de ses œuvres, avec l'intention d’indiquer comment, à partir de l'exploitation d'une archive d'images coloniales (et plus particulièrement, les photographies produites par les voyageurs qui ont visité les Amériques au cours du XIXe siècle) et de la reconnaissance d'un répertoire (Taylor 48) autour d'elle, Gê Viana a réalisé un travail de remontage des images, proposant, d'une part, une relecture de l'histoire brésilienne et d'autre part, une plongée dans ses propres origines. Je chercherai également à développer quelques considérations initiales sur le travail historiographique de Viana, basé sur le travail d'archive et les notions de remix et de guérison.

 

I. Gê Viana : découverte de soi et relecture du passé brésilien

 

« La recherche vient affirmer ce que j'ai toujours été [...] Je ne sors pas de chez moi avec un appareil photo en me disant : aujourd'hui je vais photographier quelqu'un. Les chemins parcourus renvoient à mon histoire » [6]. C'est par ces mots que l'artiste visuelle brésilienne Gê Viana a répondu à la question de la journaliste Tânia Caliari concernant la relation entre son travail et ses origines indigènes et africaines.  Née en 1986 à Santa Luzia, une zone rurale de l'État du Maranhão (nord-est du Brésil), elle fait partie d'un groupe de jeunes artistes visuel.le.s brésilien.ne.s dont les trajectoires s'articulent avec les changements significatifs survenus au Brésil au cours des dernières décennies, en particulier depuis la mise en œuvre de la loi dite des quotas raciaux (2012), qui a permis l'entrée d’étudiant.e.s noir.e.s, indigènes, à faible revenu et issu.e.s de l’école publique dans les prestigieuses universités publiques brésiliennes. Cet aspect, en relation à la formation de nouveaux.elles artistes, a profondément marqué la scène artistique brésilienne, dans la mesure où l'étude de la mémoire, de l'Histoire et de la propre origine ancestrale occupe une place importante dans la production de nombreux.ses artistes de cette génération, comme c'est le cas de Gê Viana[7].  Diplômée en arts visuels de l'Université Fédérale du Maranhão (UFMA), elle a été l'une des finalistes du prix Pipa, édition 2020[8], ayant exposé dans plusieurs lieux et participé à des résidences artistiques au Brésil et à l'étranger. Le thème de la mémoire est très cher à Gê Viana : principalement, une mémoire présente dans les corps et les gestes, comme il est possible de voir dans plusieurs de ses œuvres.

Dans certains entretiens, Gê Viana indique clairement que l’interrogation au sujet de son histoire fait partie d’un questionnement sur son phénotype indigène :

 

J'étais déjà étudiante en arts visuels à l'UFMA et je développais déjà ma recherche artistique mais je n'avais jamais réfléchi à mon origine. J'ai commencé à enquêter, ma grand-mère m'a raconté des histoires de proches qui avaient été pris avec une corde, comme de méchants sauvages. Elle a été la première personne que j'ai vue dans cette action violente qui a eu lieu à l'égard des femmes indigènes.[9]

 

Les recherches au sujet de son origine l'ont conduite à l'élaboration de la série Paridade, déjà mentionnée au début de ce texte. Elle a permis à l'artiste un retour sur son passé familial traumatique et, en même temps, un dialogue entre ce passé personnel, sur lequel planent l'oubli, l'indicible, et les dynamiques de domination des peuples indigènes par le colonisateur portugais. L'indicible et l'oubli renvoient à des histoires non racontées et interdites dans le milieu familial même, ainsi qu'au silence des archives qui, pour l'artiste, favorise la compréhension de l'Histoire à partir d'un regard étranger. C'est par le biais de la performance comme culture incorporée que Viana travaille à fracturer l'archive, car elle permet d'observer les pratiques, les connaissances et les gestes éphémères que la mémoire archivistique, élément de soutien du pouvoir, n'est pas capable de capter :

 

Mon travail porte sur les traumatismes de la colonisation. Il est probable qu'il y a trois générations, mon arrière-arrière-grand-mère avait les gestes quotidiens des Anapurus Muypurá. Après autant de temps, cela est encore présent lorsque tante Raimunda produit de l'huile de coco babaçu, et l’était lorsque ma grand-mère isolait la cuisine pour ne pas contrarier la fabrication du savon à la noix de coco.[10]

 

Elle s’inscrit dès lors dans un double mouvement. Le premier a consisté à retourner dans sa ville natale et à faire le portrait des personnes qui ont fait partie de son enfance, comme sa tante Raimunda Viana, dans le montage où elle apparaît en « parité »[11] avec une indigène Pawnee Squaw et le grand-père paternel, Fernandes Viana, superposés à l'image d'un homme natif d'Amazonie dans une photographie du Mexicain Dominic Bracco :

 

 

 


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Gê Viana. Série Parité. Photomontage imprimé sur papier journal, 2020. Première couche : Raimunda Viana. Santa Luzia, MA. 2017.  Deuxième couche : native american by A Pawnee Squaw. 180 × 120 cm. Extrait de : https://www.oficinapalimpsestus.com.br/ge-viana/

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Gê Viana. Série Parité. Photomontage imprimé sur papier journal, 2020. Première couche : Grand-père Fernandes Viana. Deuxième couche : homme natif de l'Amazonie, par Dominic Bracco. 180 × 120 cm. Extrait de :  https://www.oficinapalimpsestus.com.br/ge-viana/

 

Le deuxième mouvement, quant à lui, a été celui de la recherche d’archives. L'artiste explique qu’initialement, ses recherches de documents ont commencé auprès d'institutions dont les collections sont numérisées, comme c'est le cas, par exemple, de la Bibliothèque Nationale du Brésil. Elle a ensuite ressenti le besoin de visiter des archives physiques, comme celles du musée historique et artistique d'Alcântara et des archives publiques du Maranhão.[12] Lors d'une résidence artistique en France, elle a également eu accès à des documents se trouvant dans des collections et des institutions européennes sur les peuples indigènes du nord du Brésil, en particulier le peuple Anapuru. Elle a localisé dans ces sources ce qui était, autrefois, l'endroit où se trouve actuellement sa famille : villes construites par des mains d'esclaves. Partant de l'idée que les archives sont liées aux détenteurs de la parole et du droit de dire ce qui doit ou ne doit pas survivre au temps, Viana pose un double questionnement. D'une part, en pensant que le présent produit des images pour les archives du futur. D’autre part, en proposant un mouvement qu'elle appelle elle-même réimagination des archives, ce qui lui permet d'établir une relation avec un passé traumatique donné, afin de se l'approprier pour la constitution de récits capables de guérir les blessures, comme elle a pour habitude de l’expliquer.

Un exemple intéressant pour comprendre la centralité de l'idée de guérison dans la production de Gê Viana se trouve dans l'œuvre Sobreposição da História[13] (2019). Celle-ci a été conçue lors de sa résidence artistique dans la ville de Belo Horizonte, État du Minas Gerais (région du sud-est du Brésil), qui lui a permis de porter son attention sur la compréhension de la culture de la canne à sucre et de ses champs. Dans un entretien avec Tânia Caliari, l'artiste raconte l'impact de ce déplacement géographique pour elle et pour la conception de cette œuvre :

 

Je viens d'une famille afro-indigène. Mon arrière-grand-mère paternelle, la mère Dica, était une femme noire de coloration marron foncé[14] ayant des pratiques de culture africaine. Je suis une capelobo[15], un mélange noir indigène, sans coloration marron foncé. Les ancêtres de ma famille maternelle, les Anapuru-Muypurá, vivaient de l'agriculture. Mon père a construit la maison où je suis née avec deux rizières. Ce sont les entrées qui m’ont permis de composer cette œuvre. Bénéficier de la bourse Pampulha à Belo Horizonte, en 2019, qui a donné lieu à l'œuvre Sobreposição da História, a été comme si quelqu'un m'avait pris par les bras, m’avait fait tourner et, lorsque vous posez les pieds sur le sol, vous avez la tête qui tourne. C'est le résultat d’une sortie du Maranhão, et cela se reflète dans la recherche que j'ai effectuée. Tout était très différent, très urbain. J'ai dû me déplacer dans des zones plus éloignées du centre de Belo Horizonte, errer jusqu'à ce que je voie la canne dans les arrière-cours et que je m'en inspire.[16]

 

Dans Sobreposição da História, Gê Viana a de nouveau travaillé avec des photomontages et des expérimentations. Elle l'a d'abord fait avec des femmes de la périphérie de la ville, qui étaient liées à la culture de la canne à sucre par les plantations qu'elles faisaient dans leurs jardins. Mais, plus tard, elle a étendu ce travail artistique à la région où elle vivait, le Maranhão. Comme dans les images de la série Parité, montrées précédemment, elle a travaillé avec ce qu'elle appelle un remix, c'est-à-dire avec une photographie produite par elle, articulée à une autre, provenant d'une archive. Cependant dans Sobreposição da História, elle opère un mouvement inverse, en superposant l'image actuelle à celle du passé.

 

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Je suis un paragraphe. Cliquez ici pour ajouter votre propre texte et me modifier. C'est facile.

Gê Viana. Série Superposition de l’Histoire. Première couche : deux femmes et un homme se reposent en mangeant du sucre cristal - plantation de canne à sucre en Jamaïque ; deuxième couche : Geane Viana - plantation de canne à sucre à Jaca, Jardim Canada - MG. 2020. Disponible à l'adresse : https://galeriasuperficie.com.br/artistas/ge-viana/

 

Dans cette oeuvre, en particulier, Gê Viana utilise une photographie, sans auteur.e identifié.e, de deux femmes et un homme, travailleur.euse.s dans un champ de canne à sucre en Jamaïque. À cette photographie, elle superpose la sienne, dans laquelle elle apparaît assise devant une plantation à Jardim Canadá, Minas Gerais. Elle porte une sorte de masque orné de bourgeons de canne à sucre. Outre les images d'archives et celles dont elle est l'auteure, l'artiste travaille, dans cette série, avec de la sélénite : un minéral qui devient modelable lorsqu'il est mélangé à un liquide et dont la forme rappelle celle d’un bourgeon de canne à sucre (Ventura 90). La sélénite est connue pour ses propriétés curatives, une caractéristique permettant de comprendre pourquoi elle a été utilisée dans l'œuvre de Gê Viana. Associé aux images et à une œuvre que l'artiste réalise en lavant les pieds des personnes représentées dans la série avec le garapa (jus de canne à sucre) purifié par la sélénite, elle fait appel à ce minéral pour établir un contact avec un passé fortement marqué par la violence de l'esclavage. L'artiste nous donne davantage de détails sur ce processus :

 

Cela s'est passé comme une « miração » (Note de la Rédactrice : vision spirituelle produite pendant un état de conscience amplifié par l'utilisation de l'Ayahuasca), que j'ai eue en mettant en relation la canne à sucre et le cristal de sélénite. Ces deux matériaux ont des surfaces très similaires, avec des fibres brillantes. J'ai utilisé la sélénite pour laver la souffrance des corps noirs dans les champs de canne à sucre. Comme la sélénite nourrit et nettoie, je la mets dans le jus de canne à sucre et je masse les pieds et les mains des personnes invitées à ce.tte action/rituel. Cela se trouve dans les vidéos qui composent l'œuvre, conjointement avec les photomontages et les textes collés sur les sacs en raphia [17].

 

Dans Sobreposição da História, le cristal de sélénite est directement lié à l'idée de guérison, c'est-à-dire à la proposition de guérir les blessures que le passé esclavagiste et violent a laissées dans le corps des hommes et des femmes appartenant non seulement à ce passé, mais aussi au présent. Mais l'idée de guérison ne se limite pas spécifiquement à ce minéral. Elle est aussi dans le geste qui consiste, par le montage, à réimaginer l'archive et à créer d'autres fictions à partir d'elle. L'acte d'imaginer et de manipuler apparaît ici comme un engagement éthique, qui consiste à mettre en lumière des personnages qui ne nous parviennent que par petits fragments, souvent produits par les yeux et les mains du dominateur (comme c'est le cas de la peinture de Catlin ou de la photographie de travailleur.euse.s en Jamaïque). Comme le dit l'artiste : « si j'ai des outils pour remonter, remixer ces souffrances, alors je le fais » [18] .

 

II. Réimaginer les archives

 

Certain.e.s chercheur.euse.s ont déjà prêté attention au rôle des arts et de l'imagination dans l'élaboration d'un traumatisme individuel ou collectif. À ce sujet, Márcio Seligmann-Silva (16) affirme que « si nous jetons un bref coup d'œil à l'histoire de la littérature et des arts, nous verrons que les services qu'ils ont rendus à l'humanité et à ses complexes traumatiques ne sont pas négligeables ». Une autre auteure, Margarida Calafate (18), fait également référence à ce qu'elle appelle « le pouvoir transformateur de la mémoire à travers l'art », le pouvoir de l'art « de nous dire qui nous sommes, en tant que personnes et en tant que communauté », « son pouvoir de nous déranger, de nous interpeller, mais aussi de nous faire rêver ».

 

« Dire ce que nous sommes en tant que personnes et en tant que communauté » : c'est l'une des questions qui imprègnent la production d'une artiste comme Gê Viana, une question qui se matérialise dans la recherche de ses origines familiales et personnelles, dans la perception de survivances (Didi-Huberman, DLT) dans les gestes et les corps des personnes qui l'entourent et dans le travail de recherche qu'elle effectue dans les archives. Mais sa production va au-delà, car cette artiste réalise aussi ce que j'entends comme un réarrangement et une réinvention de l'archive, ayant une double finalité : d'une part, pour raconter des expériences oubliées ou refoulées, d'autre part, comme un moyen de rendre visible la traversée des temps, les permanences et les survivances se matérialisant dans les corps et les gestes. C'est à partir de la manipulation des images et de l'archive qu'il devient possible de montrer ce qui traverse le passé et le présent à l'échelle biographique mais aussi sociale. La réimagination de l'archive - qui se matérialise dans la pratique du remix d'images - permet à Gê Viana d'effectuer, en tant qu'artiste, le travail de convocation du passé afin d'exorciser les marques qu'il a laissées sur les corps d'hommes et de femmes d'hier et d'aujourd'hui.

 

En ce sens, le geste de mobilisation et de formation de nouvelles images d'archives ne se limite pas, pour Gê Viana, à un intérêt pour le passé comme objet d'analyse, de questionnement ou de réflexion. Il indique également un effort pour construire une autre manière de le connaître et de s'y rapporter.

 

Selon moi, les images qu'elle produit à partir de la superposition - ou du remix - des images d'archives présupposent l'idée que nous portons tous en nous une partie du passé. Un passé multiple, car il englobe le passé d'une famille, d'une communauté et d'un pays. Un passé qui peut être vu à travers le prisme du traumatisme et de la violence, dont les traces se retrouvent encore aujourd'hui sur le corps des femmes et des hommes. En ce sens, aborder ainsi le passé individuel ou collectif, c'est créer des mécanismes pour guérir les blessures qu'il a produites.

[1]     patricklouis07@gmail.com

[2]     Les images de George Catlin se trouvent aujourd’hui au Smithsonian American Art Museum

[3]     En français : la parité

[4]     Prix Pipa. Luiz Camillo Osorio converse avec Gê Viana. Disponible sur : https://www.premiopipa.com/2020/11/luiz-camillo-osorio-conversa-com-ge-viana/ consulté en avril 2023

[5]     Je me réfère ici au texte de Hal Foster intitulé Archival Impulse, publié en 2004 dans la revue October. En 2019, l’artiste et professeure brésilienne Giselle Beiguelman a publié sa traduction/paraphrase de ce texte, le traduisant comme Impulsion historiographique.

[6]     Conversation entre Tânia Caliari et Gê Viana. Faisant face aux traumatismes de la colonisation. C&América Latina. Disponible à l'adresse : https://amlatina.contemporaryand.com/pt/editorial/confronting-the-traumas-of-colonization-ge-viana/ ; consulté en avril 2023.

[7]     Cette association entre la rénovation du public ayant eu accès aux universités brésiliennes et le changement dans le domaine des arts a été proposée par l’artiste visuel Tiago Sant’Ana lors de la table ronde intitulée « Trouvant étrange l’histoire du Brésil », organisée par Zum, revue photographique, en décembre 2022. Les débats sont accessibles à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=V3vSpaIClgE

[8]     Le prix Pipa a été créé en 2010 à l'initiative de l'Institut Pipa et du Musée d'art moderne de Rio de Janeiro pour récompenser de jeunes artistes dédié.e.s à l'art contemporain dont le travail avait déjà la reconnaissance de la critique ou du marché (https://www.premiopipa.com).

[9]     Veras, Luciana. Gê Viana. Corpographie et performance. Magazine Continente. Disponible à l'adresse : https://revistacontinente.com.br/edicoes/239/ge-viana ; consulté en avril 2023.

[10]     Prix Pipa. Luiz Camillo Osório s'entretient avec Gê Viana. Disponible à l'adresse : https://www.premiopipa.com/2020/11/luiz-camillo-osorio-conversa-com-ge-viana/ ; consulté en avril 2023.

[11]     NdT : nous gardons le mot « parité » - « paridade » - car, comme il a été mentionné précédemment, c’est un mot qui, dans la langue portugaise, fait référence à l'égalité, à l'équilibre et à la conformité.

[12]     (Po)éthique de la décolonisation de la mémoire et des archives photographiques - Gê Viana (Interview, 2022). YouTube. Disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=3JJhGSb0bgE ; consulté en avril 2023

[13]     En français : Superposition de l’Histoire

[14]     NdT : il est utilisé ici le terme « retinto » qui fait référence à une coloration noire/marron foncée spécifique à une race bovine. Parmi les personnes d’origine africaine, il est souvent distingué lexicalement des différences de coloration.

[15]     NdT : Le Capelobo est une créature de la mythologie brésilienne, apparentée à un monstre. Sa légende est très répandue, notamment dans les États de Maranhão, Amazonas et Pará. On pense qu'elle est apparue parmi les peuples autochtones de la région nord du Brésil. 

[16]     Conversation entre Tânia Caliari et Gê Viana. Faisant face aux traumatismes de la colonisation. C&América Latina. Disponible à l'adresse : https://amlatina.contemporaryand.com/pt/editorial/confronting-the-traumas-of-colonization-ge-viana/ ; consulté en avril 2023.

[17] Conversation entre Tânia Caliari et Gê Viana. Faisant face aux traumatismes de la colonisation. C&América Latina. Disponible à l'adresse : https://amlatina.contemporaryand.com/pt/editorial/confronting-the-traumas-of-colonization-ge-viana/ ; consulté en avril 2023.

[18] Prix Pipa. Luiz Camillo Osório converse avec Gê Viana. Disponible à l’adresse : https://www.premiopipa.com/2020/11/luiz-camillo-osorio-conversa-com-ge-viana/ : accès en avril 2023

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Bibliographie

  • Beiguelman, Giselle. Impulsion historiographique. São Paulo, Peligro Edições, 2019.

  • Calafate, Margarida. « Art et post-mémoire - fragments, fantômes, fantasmes ». Diacrítica, v. 34, n° 2, 2020, 4-20.

  • Didi-Huberman, Georges. Devant le temps. Histoire de l'art et anachronisme des images. Paris, Les Éditions de Minuit, 2000.

  • Didi-Huberman, Georges. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde [What we see, what looks at us]. São Paulo, Editora 34, 2013.

  • Foster, Hal. « An Archival Impulse ». Octobre, vol. 110 (automne 2004), 3-22.

  • Hartman, Saidiya. « Vénus en deux actes ». EcoPós. Rio de Janeiro, v. 23, n. 3, 2020.

  • Hartman, Saidiya. Vies rebelles, belles expérimentations. Histoires intimes de filles noires indisciplinées, de femmes dérangeantes et de queers radicaux. São Paulo, Phosphorus, 2022.

  • Seligmann-Silva, Marcio. « Raconter le traumatisme. Écritures hybrides de la mémoire du XXe siècle ». Casa Nova, Andrea ; Maia, Vera Casa Nova. Éthique et image, Belo Horizonte, Editora C/ Arte, 2010, 11-26.

  • Taylor, Diana. L'archive et le répertoire. Œuvre et mémoire culturelle dans les Amériques. Belo Horizonte, UFMG, 2013.

  • Ventura, Jéssica. Photographie et collage dans l'élaboration d'une pensée artistique basée sur la production de Gê Viana. Université technologique fédérale du Paraná, Master en Technologie et Société, 2022.

  • Zapperi, Giovanna (Dir.). L'avenir du passé. Art contemporain et politiques de l'archive. Rennes, PUR, 2016.

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À propos : 

Ana Paula Sampaio Caldeira est professeure du Cours d'Histoire et du programme de troisième cycle en Histoire à l'Université Fédérale de Minas Gerais (UFMG) Brésil, où elle travaille sur des thèmes liés à l'écriture de l'Histoire et à son enseignement. Elle est l'auteure des livres « Le bibliothécaire parfait. L'historien Ramiz Galvão à la Bibliothèque nationale » (Biblioteca Nacional, 2017) et « Collectionner, écrire l'Histoire. La mémoire de l’empire portugais léguée par Diogo Barbosa Machado » (Bibliothèque nationale, 2017). Actuellement, elle développe le projet « L’Histoire comme suture. Arts visuels et significations du passé au Brésil et au Portugal », dans lequel elle cherche à interroger le potentiel des œuvres de quelques artistes contemporains afin de remettre en question certains récits sur le passé.

CV :  http://lattes.cnpq.br/7610875290864546 ; anapaula.sampaiocaldeira@gmail.com

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